Les différences de méditation dans différentes traditions de yoga

Cet article est une traduction personnelle et illustrée de l’article de Susan Ganje (2013). Il expose le contexte de ces deux traditions de yoga et la manière dont la méditation y est proposée. Ce qui m’a particulièrement plu est de comprendre que la méditation telle que proposée dans les Yoga-Sutras est basée sur une conception duelle, dans laquelle la matière (et donc le corps) doivent être dépassés et maîtrisés afin d’accéder à la conscience pure (Purusha). Pour le yoga tantrique non duel (Shivaïsme du Cachemire), la méditation peut prendre pour support le corps, dans sa conception de plus en plus subtile (énergétique) afin de mettre à jour la conscience au sein de la matière.

Si vous ne souhaitez pas lire tout l’article, voici ces deux schémas que je vous ai concocté en guise de résumé :



Cette image d’un bouddha entouré d’une couche de nuage illustre bien la manière dont est conçue la méditation pour les yoga-sutras : les pensées, émotions et sensations provoquent des couches opaques qui séparent de la clarté de la conscience pure.

Petit rappel utile : Les Yoga-Sutras expliquent que la méditation se fait en 3 étapes (sutras III.1 à III.3 : dharana (la concentration sur un support déterminé), dhyana (le fait de maintenir cette concentration pendant un certain temps), samadhi (le fait de dépasser la dualité entre soi et le support). L’ensemble des trois forme samyama, dont j’ai parlé ailleurs sur ce site. Il existe différents samadhi, selon le support choisi, c’est ce qui est expliqué plus bas et ailleurs sur ce site.

Références de l’article original :
Graduate Student Religions of Asia & Africa, SOAS, University of London
Assignment for Origins & Development of Yoga in Ancient India with Dr. Ted Profere, 15th April 2013
The Role of Meditation and Visualisation in Pātañjala Yoga and ‘Tantric’ Yoga

Introduction

Dans sa discussion sur la méditation dans le bouddhisme chinois, Peter N. Gregory fait observer que la pratique de la méditation ne peut pas être facilement détachée de son contexte doctrinal et que «les diverses techniques de méditation bouddhistes sont profondément ancrées dans une vision du monde plus large» (1986: 6). La méditation « met en pratique  » les enseignements de la tradition et sa compréhension du monde (Grégory, 1986: 6). Ces observations peuvent être appliquées au contexte hindou où les pratiques de méditation, y compris la visualisation, sont également liées aux enseignements philosophiques de la tradition (Grégory, 1986: 10). Cet article explore le rôle de la méditation et de la visualisation dans le yoga de Pātañjali et le yoga tantrique qui convergent sur certains aspects et diffèrent sur d’autres .

Définitions

Le mot anglais méditer est dérivé du mot latin meditari qui signifie « réflexion » (Underwood, 2005: 5816). Le terme contemplation , qui est également dérivé du latin composé de cum (avec) et templum (un lieu consacré), est défini par l’ Oxford English Dictionary comme «pensée réfléchie profonde; méditation religieuse; forme de prière chrétienne ou méditation dans laquelle une personne cherche à passer au-delà des images et des concepts mentaux à une expérience du divin ». Le terme de méditation sera ici élargi large pour inclure ce qui peut être considéré à la fois comme des techniques et des états de méditation et de contemplation.

La méditation servira de traduction générale pour un certain nombre de termes sanskrits, qui ont des connotations techniques et qui peuvent varier en fonction du contexte. Le terme sanscrit samādhi(signifiant «  placer ensemble  ») a été utilisé pour désigner à la fois une technique et un état de méditation (Feuerstein, 2005: 8066). Samādhi a été employé dans le yoga de Pātañjali pour désigner«la technique d’identification mystique avec l’objet visé» (Feuererstein, 2005: 8066).De plus, les termes dhāraṇā et dhyāna sont compris dans le yoga de Pātañjali comme des références à un des techniques spécifiques, la première impliquant une concentration sur un seul point et la seconde impliquant une fluidité ‘signifiant un flux de conscience sur un objet (Feuerstein, 2005: 8066, Larson, 2012: 80). Dans le contexte des traditions tantriques Śaiva, dhyāna a été traduit par «  visualisation subtile  » (Flood, 2006: 162). La méditation comprendra ainsi une gamme de termes sanskrits , reflétant la variété des techniques et compréhensions des états méditatifs.

La définition du mot yoga sera ici celle d’Eliade. Pour lui, le terme yoga, (de la racine yuj signifiant « lier ensemble », « tenir ferme  » ou « joug  ») sert, en général, à désigner toute technique ascétique et toute méthode de méditation; il est pratiqué pour «  déconditionner la vie  » et pour atteindre la maîtrise de soi et finalement à l’immortalité (1969: 4, 292, 360). La philosophie et les techniques du yoga diffèrent inévitablement à travers les traditions reflétant des compréhensions différentes. Le yoga de Pātañjali, également appelé « yoga classique  », est un système de yoga appelé darśana (vue, doctrine) décrite dans le texte de Patañjali, le Yoga Sūtra (Eliade, 2005: 9893). On en sait très peu sur Patañjali et les chercheurs pensent qu’il était un compilateur plutôt qu’un fondateur d’un système de yoga (Feuerstein, 2008: 214; Eliade, 1969: 7). Le Yoga Sūtra est considéré comme un «  manuel pratique de très techniques anciennes ‘plutôt qu’une nouvelle thèse philosophique. Le cadre philosophique des techniques yogiques est basé sur la philosophie Sāṃkhya (Eliade, 1969: 7, 9).

Le yoga tantrique est plus difficile à définir car le Tantrisme considérée par Herbert Guenther comme «  probablement l’une des notions et idées fausses et les plus floues que l’esprit occidental ait ‘interprété’ (Smith, 2005: 8987). Néanmoins diverses étymologies et interprétations du terme, que l’on voit utilisé avec une variété de significations dans les premiers textes sanskrits, ont été proposés (Smith, 205: 8987). L’interprétation principale du tantra est un «  métier à tisser  » (un dispositif utilisé pour tisser du tissu) ou la «  chaîne  » (fils longitudinaux) d’un métier à tisser, suggérant un cadre (2006: 9). C’est un mot sanskrit avec la racine, tan, signifiant «étendre, étirer, élargir» (Smith, 2005: 8987). Il a également été suggéré que le terme pourrait être lié au tanu, « le corps», (Flood, 2006: 9), qui prend de l’importance dans les traditions tantriques. Une autre interprétation du tantra est «  méthode ou instrument d’expansion  » car le suffixe tra peut être compris comme moyens d’action (Flood, 2006: 12). Plutôt qu’un système cohérent et rigide de croyances et de pratiques, la désignation du tantra comme «signifiant flottant», semble donc approprié (Smith, 2005: 8987). André Padoux a identifié les traits suivants: utilisation du rituel, manipulation du pouvoir, transgression des normes, utilisation du banal pour atteindre le supramondain et l’identification du microcosme avec le macrocosme (Brown, 2002: 2; Padoux, 1987). Cette liste non exhaustive fournit des marqueurs clés qui peuvent servir de «  signifiants flottants  » du tantra.  Le yoga tantrique textuel se concentre sur certaines traditions Śaivaistes non duales.

Pātañjali : vision du monde et enseignements centraux

La composition du Yoga Sūtra est placée, après la Bhagavad Gītā, aux premiers siècles de notre ère, autour de 300 CE pour Flood (2004, 72) ou un peu plus tard, 350-400 CE pour Larson (2012: 73). Comme l’a noté Flood, les idées philosophiques qui surgissent à plusieurs reprises dans les textes brāhmaṇiques des premiers siècles avant notre ère concernent la connaissance de soi et l’intériorité (2004: 67). En effet la quête de libération de la vraie nature de soi ainsi que les doctrines du karma et de la renaissance sont perçues comme des préoccupations primaires déjà dans les Upaniṣads védiques (vers 800 à 400 avant notre ère). Patañjali a ainsi hérité de l’histoire de la pensée brāhmaṇique qui, avec peut-être l’influence du bouddhiste et du Jainisme, avait adopté l’idée que le monde est essentiellement un lieu de souffrance ( duḥkha ) où l’empreinte karmique inévitable lie l’homme dans une infinité de cycle des renaissances ( saṃsāra ). Cette vision du monde est clairement articulée dans le Yoga Sūtra où toute souffrance, qui est inévitablement dans une existence mondaine, est attribuée au karma ( karman, «acte»).

Le texte dit: « Les causes de l’affliction sont la racine du «dépôt d’action», et [qui] peut être expérimenté dans la naissance visible [c’est-à-dire, présente] ou dans une naissance invisible [c’est-à-dire, future] ( Sūtra 2.12).
( Feuerstein. 2008. La tradition du yoga. p 222. «Dépôt d’action» signifie pour Feuerstein «charge karmique» conduisant au «plaisir» ou à la «détresse») Pour le sage, tout n’est que souffrance ( Sūtra 2.15).

La réponse de Patañjali à la souffrance de la vie implique le retrait du monde et l’ascèse (Eliade, 2005: 9894). Les chercheurs interprètent que l’objectif principal du Yoga Sūtra est de systématiser les techniques de yoga comme «un processus d’isolement du monde» (Samuel, 2008: 221).

La compréhension métaphysique et cosmologique qui sous-tend le Yoga Sūtra est enracinée dans le Sāṃkhya (Larson, 2012: 74). Le Sāṃkhya est un système de pensée dualiste qui utilise une méthode d’énumération pour expliquer la nature de toute existence et expérience. La compréhension est que le monde est réel et pas seulement une apparence comme on le trouve dans le Vedānta (Eliade, 1969: 9). Il y a deux catégories ontologiques de réalité: le vrai soi, qui est pure conscience (puruṣa) et la matérialité,

iqui est tout le reste (prakṛti) (Harzar, 2005: 8089). La conscience est un témoin immuable, tandis que la matérialité peut être active ou dormante avec une potentialité d’action (Harzar, 2005: 8089). La matérialité a trois constituants (guṇa) et dans son état dormant les trois guṇus sont dans un état d’équilibre. Le monde manifesté cesse d’exister mais la potentialité de son retour à l’existence continue d’exister.

En effet, c’est lorsque le guna est déséquilibré que l’univers manifeste commence à émerger. C’est un processus d’émanation commençant par la matérialité primordiale produisant l’intellect (buddhi; mahat), qui produit l’ego (ahaṃkāra ) et l’esprit (manas) (Harzar, 2005: 8089). L’ego, à son tour, produit les cinq capacités sensorielles ( bouddhīndriya ), les cinq capacités d’action (karmendriya ) et les cinq des éléments subtils ( tanmātra ) tels que l’essence sonore et l’essence de contact. Ces éléments subtils produisent cinq éléments bruts ( bhūta ) tels que l’air, l’eau et le feu.

Le rôle de la méditation dans les Yoga Sūtras

Le but du yoga de Pātañjali est d’atteindre le samādhi («  enstasy  »), un état de conscience supérieur par lequel le vrai soi est libéré de «  l’attachement qui fait renaître le moi dans le domaine de la souffrance  » (Flood, 2004: 72). Le corps subtil comprenant l’intellect, l’esprit, l’ego et les sens sont tous des dérivés d‘un principe de matérialité et appartiennent donc au monde matériel. S’identifier soi-même avec le corps subtil serait une incompréhension de soi entraînant la souffrance et le cycle de renaissance alors que le corps subtil est soumis à la réincarnation (Harzar, 2005: 8990). Le vrai moi du yoga de Pātañjali, comme dans le Sāṃkhya, est puruṣa, pure conscience immuable et en samādhi le praticien expérimente le vrai soi lors de la réalisation de sa distinction avec le monde matériel (Larson, 2012: 78).

La méditation joue le rôle principal dans le Yoga Sūtra car elle représente la principale méthode pour atteindre le samādhi. Les pratiques méditatives de Pātañajali sont essentiellement des pratiques qui visent à retirer la conscience des «  préoccupations extérieures  » et la «concentration du corps-esprit» (Samuel, 2008: 221). En effet, au début du premier chapitre du Yoga Sūtra, nous trouvons la célèbre affirmation: « Le Yoga est la restriction (nirodha) des fluctuations de l’esprit (citta) »(Sūtra 1.2) 3 . Cela peut être interprété à la fois comme le processus et comme l’objectif final. Dans l’interprétation de Bhattacharaya, le yoga est la cessation du fonctionnement de la «  conscience ordinaire  » (Larson, 2012: 89, Bhattacharya, 1963). La «  conscience ordinaire  » se rapporte à l’expérience de l’intellect, l’ego et l’esprit et c’est donc en arrêtant la fonction de «  conscience ordinaire  » que le yogin peut expérimenter son vrai moi en tant que conscience (Larson, 2012: 77, 89, Bhattacharya, 1963).

Les pratiques méditatives prescrites dans le Yoga Sūtra suivaient un processus graduel par lequel des séries de techniques sont exécutées par étapes avec une concentration mentale de plus en plus interne. Comme décrit par Larson (2012: 81-88), il existe deux grandes catégories de pratique méditative: samprajnata- sāmadhi ( sāmadhi avec semence) et a-samprajnata-sāmadhi ( sāmadhi sans semence ). La première catégorie contient quatre formes de pratique, qui ont toutes un objet ou un contenu de méditation (d’où le classification «avec semence») et impliquerait donc la création d’une certaine empreinte karmique. Les quatre les formes de pratique impliquent toutes une concentration en un seul point. Le processus commence par la concentration sur un élément «  grossier  », qui implique la «  conscience empirique  » du praticien (vitarka ), qui est le royaume de l’expérience ordinaire ou grossière »(Larson, 2012: 82). Ici, nous pourrions imaginer un yogin se concentrant sur un arbre physique. La deuxième étape est la concentration sur des objets ou des contenus subtils qui implique la «  conscience rationnelle  » (vicāra ), qui concerne le «  royaume subtil des idées et des conceptualisations  » (Larson, 2012: 82). Le yogin concentrerait sa concentration intérieurement sur l’image mentale de l’objet ou sur la répétition du mantra OM. Cela semble être la seule étape où une forme de visualisation est utilisée. La troisième étape est la concentration sur un état de détection plus subtil, qui implique une conscience sensorielle  » ( ānanda), se référant au sentiment brut sans «  élaboration intellectuelle  » (Larson, 2012: 82). Cela suggère que le yogin abandonnerait à la fois l’image physique et mentale de l’objet et la concentration sur le sentiment qui surgit. La dernière étape consiste à se concentrer sur sa propre conscience de soi, Je-ness (asmitā ). Finalement, le yogin sera préparé pour la pratique «  sans graine  », ce qui n’entraînera plus d’empreinte karmique.

Voici un schéma que je (traductrice) propose pour y voir plus clair.

Vous pouvez approfondir les différents types de support en lisant cet article sur ce site : https://yoga.rabourdin.com/les-differents-niveaux-de-samadhi/

À travers ces étapes de la pratique méditative du plus grossier au plus subtil, le yogin, selon les mots de Flood, peut «  retracer la cosmogonie  » à travers les différents `niveaux d’émanation décrits dans la tradition Sāṃkhya, jusqu’à ce qu’une rupture critique soit atteinte et que le soi réalise son non-attachement à la matière (2004: 77). Le chemin méditatif prescrit par Patañjali est donc à la fois un «  voyage en soi  » et un «voyage à travers le cosmos hiérarchique» (Flood, 2004: 77). Les pratiques méditatives comprennent les derniers trois «membres» de la pratique du yoga, comme décrit dans le Yoga Sūtra; ce sont dhāraṇā, dhyāna et samādhi. Ils suivent les cinq premiers «  membres  » du yoga, qui sont considérés comme des exercices en grande partie préparatoires, et ils se travaillent conjointement des pratiques telles que l’ascèse ( tapas, ) la récitation et l’étude (svādhyāya) , la dévotion à Dieu (Īśvara) (Larson, 2012: 79), qui se concentrent sur la culture de la maîtrise de soi, le retrait des sens et le non-attachement et sont donc propices au but du samādhi.

Tantra Yoga: Contexte historique et culturel

Les origines du tantrisme remontent au milieu du premier millénaire de notre ère en Inde (White, 2005: 8985). Le tantrisme s’est développé à travers l’hindouisme, le bouddhisme et le jaïnisme devenant répandus dans ce pays à l’époque médiévale (White, 2005: 8985). Les traditions tantriques non duelles souvent appelées Śaivisme du Cachemire se sont développées du neuvième au onzième siècles CE (Flood, 2006: x). L’épanouissement des traditions tantriques s’est donc produit plusieurs siècles après la composition du Yoga Sūtra de Patañjali, et elles ont montré une grande diversité en termes de région, temporalité et culture comme en témoigne la variété du culte des divinités, des concepts métaphysique, croyances et pratiques cosmologiques.

Selon White, s’inspirant du travail de Samuel, les rois médiévaux ont joué un rôle notable dans le développement du tantrisme (White, 2000: 18, Samuel). Les rois ont peut-être été attirés par la perspective d’atteindre plus de pouvoir grâce à des techniques magiques et dans une grande part des débuts tantriques, les textes concernaient «des techniques magiques pour contrôler d’autres êtres contre leur volonté» (White, 2000: 18). En effet, les chercheurs ont identifié deux objectifs clés généralement associés au tantrisme: les jouissances surnaturelles (bhukti) et les pouvoirs (siddhis), et l’atteinte de la libération ( jīvanmukti ) (Padoux, 2002: 20).

Le corps et la cosmologie dans le yoga tantrique

Alors que puruṣa est compris comme le vrai Soi dans le yoga de Pātañjali, pour les Śivaistes, il ne signifie pas une « âme réalisée  », mais plutôt une âme qui est «limitée et liée» (Swami Lakshman Jee 1988: 7). Au lieu de cela, Śiva est compris comme le Seigneur transcendant, qui crée, maintient, détruit, dissimule et révèle toute existence et toute expérience (Flood, 2006: 57). Śiva est caché à des degrés croissants du subtil au grossier, résultant en l’âme ou le vrai soi de plus en plus piégé (Flood, 2006: 126).

La cause du piégeage de l’âme est attribuée à māyā, la« puissance d’illusion ». Le pouvoir d’illusion est une force, comprise comme des émanations de Śakti, la déesse ou l’énergie de Śiva, qui crée des « couvertures  » (kancuka) résultant en une conscience contractée de temps, lieu, connaissance, individualité, etc. (Flood, 2006: 126; Lakshman Lee, 1988:3). Ce processus ainsi cache Śiva et emprisonne les âmes inférieures (Flood, 2006: 126). Pour les traditions Śivaïstes non duelles, il n’y a qu’une seule réalité ultime, Śiva, et tout l’univers manifesté est compris comme «manifestations de conscience» (Flood, 2006: 146). Śiva a deux aspects de la conscience unique, le manifesté, à travers Śakti, et le non-manifesté (Feuerstein, 1998: 62). Par conséquent, comme pour Pātañjali, le monde est réel pour les traditions non dualistes Śivaïstes. Cependant, il n’y a pas de séparation ontologique entre puruṣa et prakṛti, le moi individuel et le monde matériel sont des manifestations du pouvoir de Śakti de l’absolu, Śiva. L’expérience de la dualité est expliquée comme une contraction de la conscience.

La compréhension de la cosmologie a un impact considérable sur la vision du corps dans les deux traditions. Dans Pātañjali, le corps est compris comme le lieu de l’empreinte karmique avec l’action et l’implication mondaine menant à la souffrance, tandis que l’autonomisation ou la divinisation du corps est une caractéristique centrale des traditions tantriques (Flood, 2006: 11). Le corps devient une source d’illumination dans les traditions Śaiva non duelles en raison de la non-séparation entre l’esprit et la matière et la compréhension que le corps humain est une manifestation de la conscience suprême de Śiva. L’individu est donc une réplique microcosmique du suprême car il est une expression de la conscience suprême sous une forme contractée (Flood, 1993).

Le rôle de la méditation et de la visualisation dans le yoga tantrique

Le but des traditions monistes Śaiva est d’éveiller la prise de conscience de l’identité du pratiquant avec l’absolu omniprésent Śiva, la conscience ultime (Flood, 2004: 102, Muller-Ortega, 2005: 184). Ainsi, tant le yogin de la tradition de Pātañjali que les traditions non dualistes Śaiva recherchent la libération. Cependant, dans la première, la libération est comprise comme «  enstasy  » ( sāmadhi) avec la réalisation de la séparation de l’esprit de la matière, tandis que dans cette dernière, elle est comprise comme «  immersion dans le suprême conscience  » (saṃvitsamāveśa) (Flood, 2004: 102). De plus, le but du yoga de Pātañjali est généralement compris comme accompagné d’un rejet du monde, alors que le concept de jīvanmukti (éveillé vivant ou incané) est le plus souvent associé aux traditions tantriques (Samuel, 2008: 222; Padoux, 2002: 20).

Alors que dans le Yoga Sūtra, toutes les pratiques méditatives impliquent essentiellement la concentration, les traditions tantriques introduisent une gamme de possibilités, y compris des visualisations élaborées avec des dessins géométriques représentant des divinités telles que le yantra et le maṇḍala, l’utilisation du son et du mantra et plus tard la combinaison de l’asana avec le prāṇāyāma, le mudrā et la méditation avec le Haṭha yoga (Flood, 2006: 109; Underwood, 2005: 5819). Les émotions, maîtrisées dans le yoga de Pātañjali, sont plus libres dans les traditions tantriques et peuvent même être employées dans les pratiques (Underwood, 2005: 5819), bien qu’une approche ascétique intérieure est toujours envisagée. Dans la tradition tantrique du kuṇḍalinī yoga, les visualisations étaient développé autour de centres vitaux internes appelés cakras pour éveiller l’énergie latente cosmique de Śakti à l’intérieur le corps et de réunir le pratiquant avec Śiva (Underwood, 2005: 5820).

Alors que la méditation joue le rôle principal dans le yoga de Pātañjali, le rôle de la méditation et de la visualisation dans les traditions tantriques varie en fonction de la tradition spécifique. Dans l’étude de Muller-Ortega (2005: 184-188) sur le Tantrāloka et le Tantrasāra, deux textes clés d’ Abhinavagupta, le grand Xe siècle grand théologien moniste du Cachemire, il observe que la « connaissance intellectuelle » ou le « raisonnement perfectionné » joue un rôle de premier plan sur le chemin de la libération.

Un autre élément important est joué par la « grâce libératrice  », qui est comprise comme la descente de Śakti et qui ne peut qu’apparaître librement. L’étude de Muller-Ortega montre qu’Abinavagupta considérait les cinq premiers membres du yoga de Pātañjali inefficaces pour « saisir la conscience ultime  » car ils représentent un « niveau externe de manifestation  », tandis que les trois derniers membres sont également considérés comme inefficaces car la conscience doit venir du plus profond du pratiquant (2005: 187).

Les pratiques méditatives peuvent être basées sur la respiration, l’esprit et le corps car « l’universalité du Soi  » est acceptée mais elles ne doivent pas être restrictives ou contraignantes, comme on le voit dans Pātañjali, mais plutôt une expansion de la conscience du plus subtil aux plus grossier niveaux inférieurs de réalité (2005: 188). Ainsi, les pratiques méditatives jouent un rôle important dans le chemin vers la libération bien que l’intériorité de la pratique soit accentuée par une expansion de la conscience de l’intérieur.

Dans Pātañjali comme dans Abhinavagupta, les pratiques sont reliées au cosmos pour atteindre l’expansion de la conscience, qu’il considérait comme la source de la libération (Flood, 2006: 147). L’étude de Flood sur Abhinavagupta et son élève, Kṣemarāja (2006: 147-153) illustre ce point avec la compréhension du mantra aham. Le mot aham devient un mantra puissant et donc un outil pour la méditation, car elle est considérée comme le «je» de Śiva. Dans le mot aham, on trouve tout le cosmos tel qu’il contient à la fois la première et la dernière lettre «a» et «ha» et donc tout ce qui se trouve entre les deux. Avec le flux continu de la récitation du mantra aham devient maha, représentant l’expansion et la contraction du cosmos, respectivement. On peut donc supposer qu’à travers la récitation du mantra ou de l’ identification du mental avec le mantra, le but peut être atteint: l’expansion de la conscience en identification avec Śiva.

Les pratiques méditatives varient selon les différentes traditions. L’idée centrale de la lignée Spanda est que tout et toute expérience, y compris le grossier et le subtil, est la pulsation ou vibration de la conscience (Feuerstein, 1998: 180). Reflétant ces enseignements, Wallis a identifié trois «expériences spanda» dans le Tantrāloka d’Abhinavagupta ; le premier consiste à se concentrer sur l’objet de l’expérience comme une vibration ou une pulsation d’énergie, suivie d’une prise de conscience sur l’existence de rien d’autre que le pratiquant et finalement la conscience du seul «je» universel (2012: 185). Il apparaît ici qu’un processus est suivi, comme nous l’avons vu dans le yoga de Pātañjali, avec un raffinement de la conscience vers le plus subtil et vers la réalisation de ce que la tradition comprend comme le vrai soi.

Conclusion

Alors que les techniques méditatives avec un but ultime de libération peuvent être trouvées dans les traditions du yoga de Pātañjali et du yoga «  tantrique  », le rôle de la méditation et de la visualisation diffère reflétant le contexte historique et culturel et les cosmogonies de chacune. La méditation est importante pour les deux traditions avec des formes plus variées dans le tantrisme et dans les deux cas, elle est profondément intégrée dans la vision du monde avec des pratiques spécifiquement adaptées à son but sotériologique.

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