Paru dans Infos Yoga, Sabine Rabourdin, décembre 2023

La connexion au vivant a le vent en poupe. Entre les stages de communication animale ou les bains de forêt, les approches sensibles à la nature sortent depuis quelques années de la marginalité. Heureusement, car le monde vivant en a besoin, autant que nous. Qu’est-ce que l’approche sensible du vivant ? C’est une démarche qui consiste à passer par les sens pour une exploration intérieure dans la relation au monde.
Pourquoi en avons-nous besoin ? Car la Transition « extérieure » écologique et sociale est inextricablement liée à la Transition Intérieure : il s’agit d’une transition intégrative, sensible et systémique qui concerne autant l’individu que les collectifs. Cette transition intérieure a jusqu’à présent été une étape négligée des démarches de préservation du vivant. Elle est pourtant essentielle car les processus de transformation et de guérison personnelle et collective agissent afin de retrouver du sens et des comportements alignés avec le soin du Vivant.
J’ai travaillé dans des associations de préservation du climat, de la biodiversité et dans la transition écologique, et en parallèle j’ai pratiqué et transmis le yoga. Dans ces deux univers, j’ai rencontré des écologistes réfractaires au développement personnel, tout comme des pratiquants de yoga qui n’ont pas de sensibilité pour la préservation du vivant. C’est un peu exagéré, tout le monde a une forme de sensibilité pour la préservation du vivant. Mais pas forcément un comportement qui va dans ce sens. Nous avons bien souvent des dissonances dans nos comportements : prendre la voiture, manger de la viande, mettre la clim, consommer du plastique, regarder du streaming ont un impact indirect et pourtant majeur en termes de pollution. Qui peut se vanter de réduire cet impact au minimum ? Pourtant, plus nous avançons dans notre pratique de transformation personnelle, plus nous prenons conscience de nos interdépendances. Et la dissonance entre nos actes quotidiens et nos prises de conscience peut devenir majeure. Comment malgré tout revenir à cette relation entre l’amour de soi et l’amour du vivant ?
Dans mes précédents livres « Replanter les consciences » et « Sur le chemin de l’éveil » , j’ai cherché à montrer qu’il est possible de concilier les deux démarches : la transformation personnelle et l’écologie et qu’elles se soutenaient l’une l’autre. Je suis de plus en plus convaincue que des pensées positives, des méditations compassionnées, et de bonnes circulations dans le corps physique et énergétique ont des impacts positifs sur chacun d’entre nous et sur la planète. Nous transformer de l’intérieur peut transformer notre rapport au monde. Enfin, et surtout, le travail de développement personnel et le yoga impliquent de se remettre en question, de changer ses besoins, d’étudier, de prendre du recul et d’ouvrir sa sensibilité. Nous apprenons à gérer attentes, mécontentements, incompréhensions, attachement, peurs, joie, plaisir, échange, etc. C’est une ouverture bien plus qu’un enfermement. Les actes que l’on pose sont plus mûris, plus sages. On agit plus en conscience. Certes, on peut devenir moins engagé – cela a été un peu mon cas, j’étais très écolo, je le suis un peu moins. J’ai préféré dédier mon temps à éveiller les consciences plutôt qu’à moraliser les troupes sur le changement climatique, par exemple. En tous cas, j’ose penser que des personnes plus conscientes seront plus à même d’agir de manière juste.
Les deux démarches amènent à avoir moins besoin de combler un manque en consommant ou en se déplaçant à l’autre bout du monde pour s’évader, à avoir moins besoin d’objets de consommation et plus de conscience. Pour pouvoir mener ce changement d’habitude, qui demande une volonté certaine, la méditation se révèle une aide précieuse. Elle permet de voir plus clairement nos attachements, de prendre conscience de nos besoins fondamentaux et donne la force et la prise de recul nécessaire. Les yoga sutras nous proposent également 5 règles de vie dans la relation aux autres, qui conduisent à des comportements respectueux du vivant. Ce sont les « yamas » : la non-violence (ahiṃsā), l’honnêteté (satya), la non-convoitise (asteya), la sagesse (brahmacarya), et la modération (aparigraha). Ahimsa invite à ne pas nuire à toute forme de vie : par exemple en se souciant du bien-être animal ou de la destruction des écosystèmes. La non convoitise invite à se détacher des biens de consommation et à être dans le contentement. Les personnes très engagées dans la sobriété y gagnent souvent en liberté et en autonomie. La modération permet de satisfaire ses besoins sans excès. On peut l’appeler sobriété, ou suffisance, des mots devenus très à la mode.
Des penseurs indiens tels Vandana Shiva ou Satish Kumar, face à la détérioration de la qualité
de l’air et de l’eau, à l’augmentation de la consommation qui imposent une industrialisation croissante, apportent des propositions concrètes sur la façon dont les traditions orientales pourraient contribuer à stimuler un plus grand respect de la Terre. Ces derniers n’envisagent pas la question de la richesse de la même manière qu’en Occident : cette catégorie n’ayant aucun sens à leurs yeux. Satish Kumar raconte que, dans son enfance villageoise, son père disait, « il n’est pas bon d’avoir trop de bien, ça prend trop de temps : il faut les surveiller, les compter, les stocker, s’en servir, les entretenir. Si tu passes ton temps à t’occuper de tes biens, où trouveras-tu le temps de réfléchir, de méditer, de t’instruire, de faire du bien à la communauté ? » .
Les philosophies spirituelles d’Asie proposent une restructuration radicale de la manière dont
nous concevons notre rapport à la nature. En effet, disent-elle, lorsque l’on considère la
matière comme le véhicule de l’esprit, on ne peut faire autrement que de manipuler
l’environnement avec respect. La recherche d’harmonie avec la nature (rita) est une rechercher d’équilibre (rita a la même racine que rite et ordre). Où se cache cet équilibre ? Telle est la question que se pose implicitement celui qui pratique le yoga. La réponse n’est sans doute pas tout à fait visible, mais perceptible. D’où le recours aux sens et à l’approche sensible du lien au vivant.
Je vois de plus en plus de gens, des jeunes en particulier, qui éprouvent de l’écoanxiété, ou qui se sentent tout simplement démunis face à la crise climatique. Le Yoga nous rappelle que la destruction (représentée par Shiva et son pouvoir transformateur) fait partie de la vie. Elle est nécessaire dans tout processus de transformation. Pour moi, la crise écologique actuelle nous pousse très fort vers la redéfinition de ce qui est essentiel. Elle est aussi un rappel fort pour nous pousser à nous transformer, à chercher à l’intérieur une manière de retrouver un lien avec l’extérieur. Je suis donc heureuse de voir que l’écologie s’ouvre à des approches sensibles. Car l’enjeu de demain est de cohabiter avec les autres vivants en recherchant avec eux et non pas pour eux les solutions du vivre ensemble. J’ai découvert un collectif, le Lichen, qui vise à explorer des méthodes d’organisation des espaces de vie intégrant les perspectives des vivants autres qu’humains. « Considérant les multiples interdépendances qui structurent la géo-biosphère et l’entrelacement des formes du vivant, il nous semble important d’explorer collectivement des manières sensibles et pratiques pour nous organiser (structurer nos collectifs, ménager nos milieux, prendre soin de nos territoires, etc.) en intégrant, autant que possible, les perceptions et les perspectives de toutes les entités vivantes » . Les approches mixtes entre sensible, écologie et transformation intérieure sont une des grandes innovations excitantes de notre époque. Et le yoga doit y trouver toute sa place ! Avec des collègues nous avons crée l’Institut Phusis qui propose une approche du yoga qui met le lien au vivant au cœur de la pratique. Il reste encore plein de pistes à explorer.

La relation entre soi et le reste du vivant s’inscrit dans une recherche d’équilibre, tout comme chaque posture de yoga (qui est une métaphore de la vie).
L’interdépendance fondamentale que nous avons avec tous les êtres nous amène à prendre conscience que « notre environnement et les personnes avec lesquelles nous le partageons sont les principales sources de notre subsistance et de notre bien-être. Pour assurer notre propre bonheur, nous devons respecter celui des autres et nous en préoccuper. Lorsque nous respectons les autres et que nous nous intéressons à leur épanouissement, nous nous épanouissons nous-mêmes. […] Si nous voulons nous épanouir individuellement et collectivement en tant que société, il ne suffit pas de reconnaître l’interdépendance évidente du monde dans lequel nous vivons. Nous devons examiner ses implications et réfléchir aux conditions de notre propre bien-être. D’où viennent notre oxygène, notre nourriture et nos biens matériels, et comment sont-ils produits ? Ces sources sont-elles durables ? […] L’interdépendance est notre réalité, que nous l’acceptions ou non. Il est préférable de reconnaître l’interdépendance et de travailler avec elle, de tout cœur et sans résistance. C’est là que l’amour et la compassion entrent en jeu. C’est l’amour qui nous amène à embrasser notre lien avec les autres et à participer volontairement aux relations créées par notre interdépendance. L’amour peut faire fondre nos défenses et notre douloureux sentiment de séparation. La chaleur de l’amitié et de l’amour nous permet d’accepter facilement que notre bonheur est intimement lié à celui des autres [et de la planète]. Plus nous sommes capables d’aimer les autres, plus nous pouvons nous sentir heureux et satisfaits dans les relations d’interdépendance qui font naturellement partie de notre vie. »
Extrait de The Heart is Noble Changing the World from the Inside Out, par le Karmapa, Ogyen Trinley Dorje, © 2013 par Ogyen Trinley Dorje. Reproduit avec l’accord de Shambhala Publications, Inc. Traduction Sabine Rabourdin pour Tergar International.