Les yogis dans l’antiquité (vus par un observateur du IIIème siècle)

J’ai trouvé passionnant de lire ce passage de

De l’abstinence (abstinence de la consommation de chair animale) écrit vers 271 ap J.C. par Porphyre (un néoplatonicien)

« XVII. II y a chez les Indiens diverses professions. On en voit qui s’appliquent uniquement aux choses divines. Les Grecs donnent le nom des gymnosophistes à ceux-ci. Il y en a de deux sortes : les Brahmanes sont les premiers ; ensuite sont les Samanéens. Les Brahmanes reçoivent de leurs pères par tradition leur doctrine et cette espèce de sacerdoce. Les Samanéens se choisissent parmi ceux qui se proposent de vaquer aux choses divines. Leur genre de vie a été traité par Bardesane de Babylone, qui vivait du temps de nos pères, et qui était avec Dendamis et les Indiens qui furent envoyés à l’Empereur. Les Brahmanes sont tous d’une même famille. Ils sortent d’un même père et d’une même mère. Les Samanéens sont de diverses familles, toutes ce pendant indiennes. Le Brahmane n’est point soumis à l’empire du Roi. Il ne paie aucun impôt. Quelques-uns de ces philosophes habitent sur les montagnes, d’autres près du Gange. Ceux des montagnes vivent des fruits d’automne, de lait de vache caillé avec des herbes ; ceux du Gange ne mangent que des fruits d’automne dont il y a une très grande quantité près de ce fleuve. La terre y produit continuellement des fruits nouveaux, et beaucoup de riz qui vient tout seul, dont ils font usage. S’il arrive que les fruits leur manquent, ils regardent comme la dernière intempérance, et même comme une impiété, d’user d’aucune autre nourriture, et surtout de manger des animaux. Les plus religieux et les plus pieux font les plus attachés à ce genre de vie. Ils sont occupés une partie du jour et la plus grande partie de la nuit à chanter les louanges des dieux et à les prier. Chacun d’eux a une petite cellule où il demeure seul, autant que cela est possible. Car les Brahmanes n’aiment pas à habiter en commun, ni à parler beaucoup; et si par hasard cela leur arrive, ils entrent en retraite, et sont plusieurs jours sans parler : ils jeûnent très souvent. Les Samanéens, comme nous l’avons déjà dit, se prennent au choix. Lorsque quelqu’un veut être reçu dans l’ordre, il se présente devant les magistrats de la ville : il abandonne sa patrie et tous ses biens ; on le rase ensuite pour le dépouiller de tout ce qui est superflu sur le corps. Il prend après cela l’habit et va chez les Samanéens sans retourner ni chez sa femme, ni chez ses enfants, s’il en a, et n’en étant pas plus occupé que s’ils ne lui appartenaient pas. Le roi prend soin de leurs enfants et leur procure ce qui leur est nécessaire. Les parents se chargent de la femme : c’est ainsi que vivent les Samanéens. Ils demeurent hors des villes. Ils passent tout le jour à s’occuper de la divinité. Ils ont des maisons et des temples bâtis aux frais du roi, dans lesquels il y a des économes qui reçoivent ce que le roi a réglé pour la nourriture de ceux qui y habitent. On leur apprête du riz, du pain, des fruits, des légumes. Ils entrent dans le réfectoire au son d’une trompette; alors ceux qui ne sont pas Samanéens se retirent. Les Samanéens se mettent en prière. Tandis qu’ils prient, on entend de nouveau la trompette, et leurs domestiques leur apportent à chacun un plat ; car ils ne mangent jamais deux d’un même plat. Dans ce plat il y a du riz ; et si quelqu’un d’eux demande quelqu’autre chose, on lui sert des légumes et quelques fruits. Après un repas qui dure fort peu de temps, ils retournent aux mêmes occupations qu’ils avaient interrompues. Ils sont tous sans femme et ils ne possèdent aucun bien. Eux et les Brahmanes sont en si grande vénération que le roi vient chez eux pour leur demander en grâce, de faire des prières pour lui, lorsque le pays est attaqué par les ennemis ; et il veut avoir leur avis sur ce qu’il doit faire.

XVIII. Ils sont disposés à l’égard de la mort de façon qu’ils regardent le temps de la vie comme une malheureuse nécessité à laquelle il faut se prêter malgré soi pour se conformer à l’intention de la nature. Ils souhaitent avec empressement que leurs âmes soient délivrées de leurs corps. Il arrive souvent, que lorsqu’ils paraissent se bien porter et n’avoir aucun sujet de chagrin, ils sortent de la vie : ils en avertissent les autres ; personne ne les en empêche. Au contraire on les regarde comme très heureux, et on leur donne quelque commission pour les amis qui sont morts: tant ils sont persuadés que les âmes subsistent, toujours et conservent entre elles un commerce continuel. Après qu’ils ont reçu les commissions qu’on leur a données, ils livrent leurs corps pour être brûlés, parce qu’ils croient que c’est la façon la plus pure de séparer l’âme du corps. Ils finissent en louant Dieu. Leurs amis ont moins de peine à les conduire à la mort, que les autres hommes n’en ont à voir partir leurs concitoyens pour de grands voyages. Ils pleurent d’être réduits à vivre encore et ils envient le sort de ceux qui ont préféré à cette vie-ci la demeure éternelle. Nul de ceux que l’on appelle sophistes, et dont il y a un si grand nombre chez les Grecs ne leur vient dire : que deviendrions-nous si tous les hommes nous imitaient ? On ne peut pas les accuser d’avoir introduit le désordre dans le monde par ce mépris de la mort ; car outre que tout le monde ne suit pas leur exemple, ceux qui les imitent ont plus donné de preuves de leur amour pour la justice, qu’ils n’ont introduit de confusion chez les hommes. La loi ne leur a imposé aucune nécessité : en permettant aux autres de manger de la viande, elle a laissé à ceux-ci la liberté de faire ce qu’ils voudraient. Elle les a respectés, comme étant plus parfaits. Les punitions ne sont pas faites pour eux, parce qu’ils ne connaissent pas l’injustice. Quant à ceux qui demandent : qu’arriverait-il si tous les hommes imitaient ces philosophes ? Il faut répondre ce que disait Pythagore: si tous les hommes devenaient rois, qu’en arriverait-il ? Ce n’est pas cependant une raison de fuir la royauté. Si tout le monde était vertueux, les magistrats et les lois seraient inutiles dans l’état. Personne n’est cependant venu encore à cet excès de folie, de soutenir que chaque particulier ne doit pas travailler à se rendre vertueux. La loi tolère plusieurs choses dans le vulgaire, qu’elle interdit au philosophe et au citoyen vertueux. Elle n’admet point dans la magistrature certains artisans, dont elle permet cependant la profession. Tels font les arts serviles, et ceux qui ne se concilient pas facilement avec la justice et les autres vertus. Elle ne défend pas au commun des hommes d’avoir commerce avec les courtisanes: mais en exigeant d’elles une amende, elle fait assez voir qu’elle regarde ce commerce honteux pour les honnêtes gens. Elle ne défend point de passer sa vie dans les cabarets ; cependant un homme qui aurait médiocrement soin de sa réputation, se le reprocherait. On doit raisonner de même à l’égard de l’abstinence de la chair. Ce qui est accordé par tolérance au vulgaire, n’est pas permis pour cela à celui qui aspire à la perfection de la vertu. Le vrai philosophe doit se conformer aux lois que les dieux, et les hommes qui se sont proposés les dieux pour modèles, ont établies. Or les lois sacrées des nations et des villes ont recommandé la sainteté, et interdit l’usage de toutes les viandes aux prêtres et de quelques-unes au peuple, ou par piété, ou à cause des inconvénients qui résultaient de cette nourriture. On ne peut donc rien faire de mieux que d’imiter les prêtres, et d’obéir aux législateurs ; et si l’on veut aspirer à la plus grande perfection, on s’abstiendra de manger de tous les animaux. »

Source :
Livre IV ; éd. et trad. M. Patillon, Alain Philippe Segonds et Luc Brisson. Paris : Les Belles Lettres, 1995. (Collection des Universités de France). lxiv-228 p. (ISBN 2-251-00444-0). En ligne : « Traité de Porphyre touchant l’abstinence de la chair des animaux », trad. Jean Lévesque de Burigny, 1747, [4] [archive], IV [5] [archive] (lire sur Wikisource).

1 commentaire sur “Les yogis dans l’antiquité (vus par un observateur du IIIème siècle)”

  1. Merci pour ce texte ainsi que l’arborescence de l’origine des différents yogas.
    Il y a toujours de nombreuses et précieuses indications à extraire de ces textes anciens concernant leur mode de vie.
    Au-delà de l’aspect alimentaire, l’organisation de la journée et la description de leur détachement à l’égard des préoccupations mondaines sont très intéressantes.

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