Pratyâhâra : la relation aux sens. Ou les deux manières de percevoir un pain chaud.

Dans les Yoga-Sutra, il est question de Pratyâhâra au sutra II.54. Ce concept est l’objet de traductions et interprétations bien différentes, mais c’est aussi l’un des plus savoureux du yoga. Pour mieux comprendre ce qu’est Pratyâhâra, cette étape essentielle du yoga et de la méditation, il m’a fallu en revenir au sanskrit, et prendre l’exemple d’un bon pain chaud.

  • Prati : contre ou à propos.
  • Ahâra : nourriture.
  • Donc pratyâhâra : à propos de la nourriture, ou contre la nourriture.

Ça éclaire un peu mais pas des masses quand même. Voyons donc le fameux sutra II.54.

Y.S.II. 54 Svavishaya asamprayogé chitta svarûpa anukâra i va-indriyāṇāṁ pratyāhāraḥ

  • Svavishaya : Son champ d’expérience à soi
  • Asamprayogé : dissociation
  • Chitta : mental
  • Svarûpa : sa forme à soi
  • Anukâra : ressemblance
  • iva : comme
  • indriyânâm : organes des sens

Ce sutra nous donne la définition de Pratyâhâra : c’est lorsque les organes des sens contribuent à la présence d’esprit.

Ou bien, autre traduction : Pratyâhâra c’est la capacité de percevoir l’esprit en relation avec les sens.

Dans le dictionnaire « spoken sanskrit », on trouve différentes traductions : réabsorption, combinaisons, dissolution, orientation ou retrait des sens.
Pourquoi est-ce que je tiens absolument à comprendre ce qu’est Pratyâhâra ? Parce que c’est l’un des 8 membres du yoga et une étape indispensable à la méditation (dhârana puis dhyâna, l’attention soutenue) et à l’unité.

Notons que la première trace de pratyâhara dans les Upanishads (env 10e s. av J.C) Chandogyah Upanishad 8.15: « âtmani sarva-indriyâni sampratishthâpya » (= « concentrant en lui tous les sens »).

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Pour moi, c’est une écoute, une disponibilité au monde perçu. On traduit aussi Pratyâhâra par l’écoute intérieure. Sûrement car l’écoute est le sens le moins engageant. Si vous écoutez de la musique, vous êtes probablement pleinement dans Pratyâhâra, en accueil total du son (à moins que vous soyez le compositeur et que vous analysiez votre morceau). Si vous écoutez une conversation, c’est moins probable que vous soyez en Pratyâhâra car vous aurez sûrement le mental en fonctionnement pour juger les propos tenus ou trouver une solution au problème évoqué. Sauf si vous êtes un pratiquant expérimenté de l’écoute active (cf. le psychologue Carl Rogers qui a développé cette technique d’accompagnement).

Dans l’étymologie du mot, on a vu qu’il est question de nourriture. Ce n’est peut-être pas pour rien.

Une Vue De Face Du Pain Chaud Savoureux Enveloppé Dans Une Serviette Rose  Sur Rose | Photo Gratuite

Si vous voyez un pain chaud juste cuit. Vous pouvez soit

  • être pris dans l’attraction par cet appel des sens, l’esprit totalement aimanté par cela, en attente de le manger
  • ou bien avoir la perception de la manière dont vous êtes accaparés sensoriellement par la vision du pain chaud. Cette dernière manière d’être relié sensoriellement au pain ne vous permet d’intégrer l’expérience de manière totale, tout en étant en retrait.
Gros Plan Du Poisson Galuchat Nager Sous L'eau Avec Quelques Poissons  Nageant Sous Elle | Photo Gratuite

Une autre analogie serait : vous êtes dans la mer. Vous observez un poisson 1 m en dessous de la surface.

  • soit vous êtes happé et vous coulez avec le poisson,
  • soit vous restez en surface, pleinement présent à la sensation de l’eau autour de vous et du poisson en bas de vous. Totalement présent à lui dans pour autant plonger au fond pour l’attraper ou pour couler.

On traduit souvent Pratyâhâra par la maîtrise des sens. Habituellement, les sens nous captent et nous invitent à agir, pour maîtriser l’objet de perception (manger la nourriture, attraper par le toucher, …). Avec Pratyâhâra, la maîtrise à rechercher est celle de notre rapport au sens, c’est notre perception elle-même qu’il faut orienter. Maîtriser peut induire une idée de lutte, alors que c’est plutôt de la disponibilité dont il s’agit. C’est une lutte avec son mental pour qu’il nous permette d’être disponible à ce qui est perçut, sans nous engager.

Certains traduisent aussi Pratyâhâra par l’écoute intérieure. Pour explorer Pratyâhâra, on invite le pratiquant de Yoga à plonger à l’intérieur de lui, en fermant les yeux, les oreilles, pour redécouvrir les perceptions intérieurs (sensations du corps, respiration, émotions, pensées). Car en effet, les sens peuvent aussi permettre d’entrer en relation avec le monde intérieur, souvent délaissé au profit du monde extérieur. C’est essentiel de pouvoir sentir tout ce monde qui est en nous. Mais l’idée ultime de Pratyâhâra (selon moi) est de pouvoir faire des allers-retours afin de ne plus cloisonner intérieur et extérieur. Les sens se rendent disponibles pour la présence d’esprit, qu’ils soient orientés vers l’extérieur ou l’intérieur. Cependant c’est souvent plus facile de s’extraire des perceptions (sons, images, …) extérieurs pour apprivoiser Pratyâhâra, parce que les perceptions sensorielles extérieures ont un attrait très puissant pour le mental, surtout quand il s’agit de pain chaud (pour ma part 😉).

Ultimement, Pratyâhâra permet de mettre fin à la discrimination monde intérieur et monde extérieur il n’existe alors plus de monde intérieur ou extérieur, le Yogi est donc dans un état fusionnent en un tout (d’où le sens possible de « combinaison des sens » ou « réabsorption des sens »).

On a vu que Pratyâhâra est la porte d’entrée vers la méditation, car grâce à cette pratique, on apprend à rester ouvert, attentif aux perceptions, mais on ne démarre aucun processus de réflexion ni d’action. Cette écoute est non réfléchie, non sélective, mais on peut la faciliter en orientant l’attention vers tel ou telle perception. Quand on pratique Pratyâhâra on laisse venir ses perceptions sans être altérés par elles. Ça passe par le lâcher prise. Et c’est très savoureux !

Alors les facultés sensorielles sont maîtrisées de manière absolue

Notons que le sutra qui suit immédiatement la description de pratyâhâra dans les Yoga-Sutra dit II.55: « lorsque pratyâhâra est accompli, alors il y a maîtrise absolue des facultés sensorielles ».

Pratyâhâra et âkâsha

Ayant travaillé dans un travail de recherche en histoire des sciences sur âkasha (le 5ème élément de l’Inde Classique), je ne peux m’empêcher de trouver un lien troublant entre pratyâhâra et âkâsha.

Pratyâhâra fait le lien entre les aspects physiques de la vie concernés par les 4 premiers membres du yoga : les Règles de vie (soi, les autres), le corps, le souffle. Pratyâhâra introduit une dimension subtile vers l’écoute intérieure qui mènera aux pratiques dédiées à la conscience (concentration, méditation).

De même âkâsha (l’espace comme potentiel) fait le lien entre les éléments grossiers (eau, air, terre, feu) et les substances plus subtiles (temps, Direction, Âme, Esprit). Par ailleurs, le sens qui correspond à âkâsha est l’écoute.

Grâce à pratyahara et son écoute subtile, on se met en lien avec âkâsha.

2 commentaires sur “Pratyâhâra : la relation aux sens. Ou les deux manières de percevoir un pain chaud.”

  1. Bonjour Sabine,
    Je me questionne comme toi sur pratyahara, étape essentielle pour accéder à la concentration et à la méditation.
    Merci beaucoup pour tes éclairages ci-dessus et effectivement l’exemple de la nourriture est très illustratif.
    La question que je me pose est la suivante : pratayhara concerne les 10 sens (karma-indriya & jnanen-indriya) et ou seulement les 5 que tu évoques ci-dessus ?
    Merci d’avance pour échanger,
    NathYoga

    1. Merci pour ce commentaire très bienvenu Nathalie. Cela permet de faire un point sur les différents sens, car effectivement, ils sont plus nombreux que 5 si on les prend au sens large. On peut ajouter les organes du langage, les organes sexuels, du mouvement (pieds, mains), et de l’évacuation (anus, rectum). D’après moi Pratyahara concerne tous les organes des sens, au sens large (désolée pour le double emploi du mot sens !).

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