Le yoga : s’unir ou se libérer ?

Le yoga nous invite à : Réponse 1. Se détacher de la vie incarnée ? (se libérer). Réponse 2. Se fondre en elle ? (s’unir). D’après vous ?

Si on lit les premiers aphorismes des yoga-sutra, le texte fondateur de l’école classique du Yoga, il semble qu’ils nous invitent à nous détacher de la vie incarnée. En arrêtant les tourbillons du mental (sutra I .2), alors on peut se désidentifier avec le spectacle et même avec l’acteur pour devenir le spectateur, c’est-à-dire le voyant (sutra I.3). Tout ça nous pousse vers la réponse 1.

Mais, quelques chapitres plus loin, on est invité à aller au cœur de la vie incarnée, en se fondant en elle. Cette méditation de l’union où il s’agit de se fondre dans le support (samyama), sans laisser le mental nous en croire distinct, nous invite à la réponse 2. C’est-à-dire que le yoga est l’union de la conscience avec l’incarnation.

Alors contradiction ? La sortie réside dans l’étymologie du mot. Le mot « yoga » est dérivé du verbe racine sanskrit yuj signifiant unir ou unifier[1]. Mais pour l’unification, au moins deux entités sont nécessaires. Donc, pour s’unir il faut déjà être séparé ! Cette manière de voir le yoga englobe les deux réponses sans contradiction. Ouf ! Car je n’aime pas beaucoup les contractions.

En fait cette question n’a l’air de rien, comme ça, mais c’est THE question qui a animé de nombreux penseurs pratiquants sages, yogis, méditants, philosophes, prêtres, etc. depuis l’époque védique jusqu’encore aujourd’hui, en Inde et bien plus.

Et ce sujet crucial s’est exprimé par des concepts tels que Shiva/Shakti ou Purusha/Prakriti, Duel/Non duel.

Shiva-Shakti, Purusha-Prakriti

Shiva et Shakti, le Dieu et la Déesse, sont des moyens de personnifier ces concepts (je ne parle pas ici de l’approche sexiste de ce choix, on verra ça plus tard !). C’est vrai que les concepts ça peut faire des nœuds dans le cerveau. Alors qu’un joli minois, c’est bien plus sympa. Regardez ce que ça donne ces concepts en version personnifiée :

Shiva Ardhanarishvara - Shiva dans son hypostase d'androgyne divin et  parfait - Ardhanari-Yoga

Dans l’image Shiva et Shakti sont unis et sont les deux faces d’une même chose (d’ailleurs j’aime bien cette image car perso je ne distingue pas l’homme de la femme). C’est comme cela que le conçoit le shivaïsme, qui est une école non duelle[2].

Les Yoga Sutras s’appuient sur un autre recueil le Samkhya Karika, de la même époque, qui décrit le monde manifesté et la conscience universelle par les termes de Purusha et Prakriti. En mode image, ça donne ça.

Purusha et Prakriti, par Pushpa Kumari, 2016

Dans cette image, le gros œil c’est Purusha, la conscience universelle. Le petit œil c’est la conscience individuelle, relié à toutes ses branches et bien ancré dans la terre : ensemble ils forment Prakriti. Là, on distingue bien les deux, même s’ils sont reliés (comparez avec la représentation shivaïte non duelle ou les deux sont mélangés).

Et si on essayait d’y voir plus clair dans ces mots, maintenant que l’on a compris l’enjeu ? (Si vous n’avez pas compris l’enjeu, revenez à la case départ).

Shiva = conscience omnisciente – immuable –présence pure – ordonnanceur = Purusha

Shakti = action de prise de conscience – mouvement, changement – nature manifestée, matière = Prakriti

On trouve parfois un autre nom, parce que sinon ce serait trop simple quand même. Et ce nom c’est Brahman. Et en gros Brahman = Purusha= Shiva.

Ce nom, Brahman, se rencontre par exemple dans les écoles non duelles comme l’Advaita Vedanta. Pour elles, l’illumination vient de l’Union entre Brahman et Atman. Mais là, Atman n’est pas égal à Prakriti donc ni à Shakti. Atman, c’est la conscience individuelle, représentée par le petit œil sur le dessin. Il s’agit de réaliser que Brahman et Atman sont de même nature (normal ce sont tous les deux des yeux !). Mais revenons à Shiva et Shakti.

On voit souvent un aspect féminin dans cette explosion de vie et de changement présent dans la matière en mouvement, et un principe masculin dans ce voyant immobile, intemporel. Allons savoir pourquoi ! On trouve aussi en Chine la version Yin-Yang de ce débat, et à vrai dire le symbole du yin et yang me plaît bien plus, car on voit que l’un se fond vraiment dans l’autre et qu’il y a l’unité du cercle. Mais je reconnais que c’est moins sexy comme image.

yin-yang — Wiktionnaire

Voilà pour ce qui est des deux entités à relier, un principe immuable et un principe changeant.

Et Duel/ Non duel dans l’histoire ?

Duel ou pas ?

Je ne sais pas pour vous, mais moi, ça fait un moment que je me demande si Purusha et Shiva c’est pareil et si, au final, les gens de la non-dualité s’ont d’accord avec ceux de la dualité (vous savez, je n’aime pas les contradictions) ! Pour le premier, c’est réglé, on va dire que c’est quasi pareil, Shiva et Purusha même combat. Pour le second duel/pas duel, ah ! c’est une autre histoire…

On vient de voir pourquoi le Yoga Sutra est un texte parfois présenté comme dualiste. Il postule deux éléments séparés : Purusha (principe spirituel) et Prakriti (principe matériel). Et notre souffrance existentielle vient du fait que nous nous prenons seulement pour Prakriti ! Ainsi, le travail du Yogi va consister à réaliser la différence entre ces deux éléments en soi, pour parvenir à discerner notre nature immuable. Et pour cela, il nous faut parvenir à l’isoler de tout ce qui est « Prakriti » (tout ce qui est en mouvement, périssable), qui vient troubler notre capacité à voir « qu’au fond, sous ce grand bazar intérieur, nous sommes essentiellement ce fameux Purusha imperturbable »[3]. Mais ensuite, et c’est où les gens qui assimilent les Yoga-sutras à un texte duel se fourvoient à mon avis, car ensuite les deux aspects Prakriti (notre corps mental et matériel et notre soi immuable) se rejoignent mais bien plus conscients de ce qu’ils sont vraiment. Là, ils peuvent vraiment s’unir ! S’ils y arrivent, c’est parce qu’ils ont compris qui ils étaient et qu’ils se sont entraînés par la méditation à s’unir à des supports plus ou moins subtils (cf. chap 1 et chap 3).

Donc, une conclusion serait :

  • Le yoga nous invite à nous libérer des tourbillons
  • pour rencontrer la conscience pure,
  • voir qu’on en est aussi,
  • et pouvoir ensuite réhabiter le corps et la matière avec ce nouveau regard, donc bien plus intimement et en conscience !

Qui a créé qui ?

On peut se demander si Purusha (Shiva) a créé Prakriti (Shakti) ou si c’est l’inverse ? Ça revient à dire la conscience qui crée la matière ou l’inverse, la matière qui a créé la conscience ? Et si en fait, ce n’était ni l’un ni l’autre, si la matière était aussi conscience ? Là ça serait une réponse vraiment non-duelle !

C’est ce que défend le tantrisme (et le shivaïsme du Cachemire qui est une forme de tantrisme[4]). Le tantra est aussi fondé sur une métaphysique reposant sur deux principes : une « présence » omnisciente et une « action de prise de conscience » qu’il nomme d’ailleurs Shiva et Shakti, même s’ils ne sont pas assimilés à des dieux. Ce qui unit les différents courants tantriques c’est la possibilité d’atteindre la libération sans renoncer au monde dans toutes ses formes de manifestation, de parvenir à l’union de la manifestation et de la conscience pure.

Dans le livre Tantra de Daniel Odier, la Yogini l’invite à réhabiter chaque contact avec la matière :

« Tout le monde veut lâcher prise mais comment lâcher prise si l’on ne tient pas les choses, si l’on ne touche pas les choses en pleine conscience, dans l’ouverture totale du cœur ? Dans le tantrisme, la première chose est de faire l’expérience du toucher, du contact profond et sans perturbation mentale avec les choses, avec l’univers » (cf. samyama). Tout commence par là. Toucher profondément l’univers. Si tu lâches prise avant de toucher profondément, cela peut provoquer une grave perturbation mentale. Beaucoup de yogins débutants font cette erreur. Ils lâchent avant de prendre. Ils perdent contact avec la réalité. Le cœur ne s’ouvre jamais. Ils entrent dans un vide stérile et y demeurent emprisonnés. Lorsque tu touches en profondeur, tu n’as plus besoin de lâcher prise, cela s’opère naturellement. Le monde est à traverser en pleine conscience, il n’y a aucun détour, aucun raccourci. Lorsque tu tiens quelque chose de toute ta conscience, comme un nouveau-né qui saisit un objet, il te suffit d’ouvrir la main. Pourquoi un nouveau-né a-t-il une si grande force ? Parce qu’il est tout entier dans le mouvement qui le porte à saisir l’objet. Il est si fort en cet instant. » p80

Je ne pourrai pas répondre à la question purusha a-t-il crée prakriti ou bien les deux sont-ils la même chose (ce qui finalement reviendrait au même), mais j’aime bien l’idée que Purusha éclaire Prakriti de sa lumière, il la met en lumière, et lui a besoin d’elle, tout comme une image a besoin d’un support ou une ombre d’un objet.

Un extrait d’un poème du XIIIe siècle Amrit Anubhava par Jnaneshwar, décrit bien l’union de Shiva et Shakti :

De l’union de ces deux, l’univers est devenu

Deux luths, une note

Deux lampes, une lumière

Deux yeux, une vue

Deux lèvres, un mot

Deux coeurs, un amour

De cette façon, ces deux créent un univers.


[1] Je ne l’écris qu’en note de page pour ne pas perturber la lecture mais un autre sens de « yug » est « cesser, arrêter »… hum arrêter quoi ? Les tourbillons du mental ?

[2] La non-dualité est un genre d’école philosophique traversée de multiples courants d’une grande diversité, qui existe depuis près de deux millénaires (Advaita Vedanta, Shivaïsme du Cachemire, etc.). Elle s’impose comme courant de pensée majoritaire en Inde à partir des VIIe – VIIIe siècle ap. JC. Le Yoga Sutra sera ainsi relu et interprété avec les lunettes de l’Advaita Vedanta.

[3] Phrase extraite du site https://cittavritti.fr

[4] On trouve des courants tantriques dans le yoga indien ou le bouddhisme tibétain. De nos jours, par ignorance, on donne le nom de « tantra » à des pratiques thérapeutiques sexologiques, souvent très éloignées de l’esprit du tantrisme originel.

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