Une étude micro-phénoménologique de l’état de sushupti : le sommeil conscient sans rêve

Awareness in the void: a micro‑phenomenological exploration, Août 2021, Phenomenology and the Cognitive Sciences, Adriana Alcaraz-Sanchez. we https://www.researchgate.net/publication/353679364_Awareness_in_the_void_a_micro-phenomenological_exploration_of_conscious_dreamless_sleep

J’ai eu envie de traduire et résumer cet article car l’état de sushupti m’intéresse et m’intrigue ! Ayant fait une retraite de yoga du rêve et du sommeil tibétain, j’ai été fascinée par la possibilité non seulement d’avoir de la lucidité dans les rêves mais encore plus d’être conscient pendant le sommeil sans rêve… Mais accrochez vous, l’article est un peu long, même si je l’ai réduit par rapport à l’original en anglais.

Résumé

Cet article présente une étude pilote qui explore les cas de conscience sans objet pendant le sommeil : des expériences conscientes vécues pendant le sommeil en l’absence d’objet de conscience (rêve). Cet état a été largement décrit par les traditions contemplatives indiennes et a été caractérisé comme un état de conscience en tant que tel (cf. Evans-Wentz, 1960 ; Fremantle, 2001 ; Ponlop, 2006). Bien que ce phénomène ait reçu différents noms dans la littérature, tels que « sommeil témoin » et « sommeil de claire lumière » entre autres, le profil phénoménologique spécifique de cet état n’a pas encore été rigoureusement étudié. Cet article vise à présenter une enquête préliminaire sur la conscience sans objet pendant le sommeil à l’aide d’un nouvel outil de recherche qualitative qui peut guider les recherches futures. Cinq participants ont été interrogés selon la technique de l’entretien micro-phénoménologique (MPI ; Petitmengin, 2005, 2006). Tous les participants ont rapporté une expérience qu’ils ont eue pendant le sommeil dans laquelle il n’y avait ni décor ni rêve. Cette période étiquetée « sans décor/vide » a été soit précédée par la dissolution d’un rêve lucide, soit par d’autres formes de contenu mental conscient. L’analyse des résultats avance quatre dimensions expérientielles au cours de cet état vide/sans décor, à savoir (1) la perception de l’absence, (2) la perception de soi, (3) la perception des émotions et (4) la perception de la conscience. Bien que les résultats soient principalement exploratoires, ils font référence à des thèmes trouvés dans la littérature pour décrire le sommeil sans objet et indiquent des pistes de recherche potentielles. Les résultats de cette étude sont pris comme des indications pour guider les futures études de ce phénomène.

1 Introduction

Les traditions védiques, telles que l’advaïta vedānta et le yoga[1], ainsi que le bouddhisme tibétain, ont décrit un état de conscience particulier survenant pendant le sommeil profond : sushupti (sanskrit : सुषुप्ति). Les 4 états de conscience selon ces écoles sont la veille (jagrat), le rêve (svapna), le sommeil sans rêve (sushupti), et le plus haut état de conscience (turiya)

1 Selon les descriptions trouvées dans les Upanishads, l’état de sushupti est spécial dans la mesure où il ne fait pas de distinction soi-non soi, habituellement caractéristique de la conscience ordinaire, et ainsi, il est considéré comme un état de non-dualité (Prasad, 2000 ; Sharma, 2001).

2 D’autres descriptions de sushupti font allusion à la reconnaissance de la nature de la conscience pendant cet état. Dans le sushupti, on dit que nous réalisons la « vraie nature de l’esprit » (Ponlop, 2006:86) ou atteignons un état de « clarté » et de « luminosité » (Padmasambhava & Gyatrul, 2008).

Cependant, pendant le sushupti, il n’y a rien à connaître (Thompson, 2014), nous ne sommes pas conscients de quoi ce soit, y compris toute forme de conscience de soi (Raveh, 2008:320). Ainsi, sushupti ne peut pas être considéré comme un état de conscience orientée objet, mais un état de pure conscience – dans lequel nous ne sommes que conscience- et dont nous souvenons au réveil.

Récemment, Windt et al. (2016) ont considéré sushupti comme un genre spécial de sommeil sans rêve (SSR), qu’ils décrivent comme une clarté mentale pendant le sommeil qui ne peut être classé comme rêve (p.873). Selon ces auteurs, les SSR ne sont pas des rêves dans la mesure où il leur manque ce qu’ils considèrent comme les fonctionnalités minimales du rêve ; une sensation d’immersion et de localisation spatio-temporelle dans un lieu hallucinatoire qui sert de cadre de référence (Windt, 2010, 2015a, b). Puisque sushupti manque de toute sorte de cadre de référence, et de contenu mental orienté objet, et de perception, Windt et ses collègues considérent que cet état est différent des autres formes d’expériences non immersives vécues au cours du sommeil tels que les états hypnagogiques, ou les effets kinesthésiques (Windt etal., 2016).

Certains auteurs ont ciblé ce phénomène comme l’une des expériences les plus simples que l’on puisse avoir et la décrivent comme un pur sentiment de sensibilité (Thompson, 2014 , 2015), pure présence (Windt, 2015b). S’il est vrai que nous pouvons vivre un état où nous ne sommes que conscient sans contenu mental, son étude sera éclairante sur la nature de la conscience et les conditions suffisantes et nécessaires pour être conscient. Cependant, il existe des barrières méthodologiques importantes à l’étude de ce phénomène :

  • 1. l’expérience du sushupti, en raison de sa nature brève et inévitable, est difficile à retenir et à décrire. Il ne peut pas être correctement rapportée par des personnes non entraînées.
  • 2. ce phénomène a été traditionnellement décrit dans les pratiques contemplatives et les traditions en utilisant une terminologie et des concepts spécifiques, ancrés dans un système de croyances particulières, comme les pratiques méditatives et religieuses.
  • 3. les très rares rapports de sushupti qui sont disponibles dans la littérature sont des interprétations de seconde main, intégrées dans une terminologie particulière. Par exemple, certaines études empiriques ont été menées du point de vue de la méditation transcendantale (voir Alexander, 1990 ; Mason et al., 1990 , 1997 ; Travis, 1994 ; T ravis & Pearson, 2000 ; Mason & Orme-Johnson, 2010). Ces études empiriques fournissent non seulement un groupe de participants très biaisé, mais manquent de transparence sur les rapports de première main faits par les participants ainsi que d’une analyse minutieuse des rapports subjectifs.

Malgré les problèmes de cette recherche sur le sommeil conscient sans objet, existe-t-il un moyen d’explorer davantage ce phénomène ?

2 Méthodologie et procédure

Une étude pilote a été menée pour explorer l’applicabilité d’un nouvel outil dans la recherche qualitative qui permet la collecte de rapports subjectifs détaillés en aidant les participants à améliorer leur évocation et à réduire les a priori sur leur expérience.

Méthodologie

L’interview micro-phenomenologique (EMP), ou entretien d’élicitation, est une technique développée par Vermersch (1994/2010) et adaptée par Claire Petitmengin dans le champs des sciences cognitives (Bitbol & Petitmengin, 2017 ; Petitmengin, 1999, 2005, 2006) pour recueillir des descriptions fines des expériences vécues. L’un des principaux principes du EMP est que nous pouvons prendre conscience des processus qui mènent à une expérience particulière si nous nous concentrons sur la façon dont le sujet a vécu un événement particulier (Petitmengin, 2006). Pour cela, la méthode EMP s’appuie sur la conversion phénoménologique de Husserl et s’attache à guider l’enquêté à détourner son attention du contenu de l’expérience (le quoi) au caractère subjectif de l’expérience (le comment). Cette conversion est effectuée par aider la personne interrogée à élucider son expérience et se concentrer sur la façon dont l’expérience s’est déroulée. Ces dernières années, différentes études en sciences cognitives ont appliqué cette méthode pour étudier la dynamique de différentes expériences, comme la genèse de l’intuition (Petitmengin, 1999), l’illusion de la main en caoutchouc (Valenzuela et al., 2013), la dissolution des limites du soi (Ataria et al., 2015), et la méditation (Petitmengin et al., 2017 ; Przyrembel & Singer, 2018 ; Sparby, 2018, 2020). À notre connaissance, aucune étude à ce jour n’a utilisé l’approche EMP telel que définie par Vermersch et Petitmengin pour explorer la non-localité de la conscience. Compte tenu des caractéristiques du sommeil avec conscience sans objet, l’EMP semble l’outil qualitatif approprié. Premièrement, contrairement à d’autres outils, l’EMP facilite l’évocation d’une expérience, y compris des parties de celle-ci peu perceptibles. Il convient à l’étude d’une expérience généralement brève, ineffable et difficile à retenir. Deuxièmement, l’EMP évite l’influence à la fois du chercheur et du participant en termes de conceptions et croyances. De plus, l’EMP guide l’enquêteur pour situer son expérience dans un moment bien défini dans l’espace et le temps et entraîne le participant loin des généralisations. Enfin, la méthode EMP permet d’explorer différentes dimensions d’une expérience et cherche à trouver la structure générique d’un phénomène. C’est l’outil idéal pour étudier des phénomènes difficilement explorables.

Participants

Tous les participants ont été recrutés via les médias sociaux en exprimant leur intérêt à  participer à l’étude. L’annonce demandait des personnes qui « se souviennent d’épisodes de conscience pendant le sommeil dans le absence de rêves et qui sont prêts à partager leurs expériences dans un entretien.

Le critère principal d’inclusion était d’avoir eu une expérience récente (pas plus de 6 mois) de conscience pendant le sommeil sans rêves avec absence de contenu mental.

Ont été exclus ceux ayant une maladie mentale ou physique, ceux qui prenaient des médicaments qui pourraient affecter le système nerveux ou une mauvaise qualité de sommeil. Tous les participants potentiels ont reçu une fiche d’information, un formulaire de consentement et un questionnaire de sélection avant de participer à l’étude. Le questionnaire de présélection comportait des questions médicales, de mode de vie, de routine de sommeil et d’expériences de sommeil pour s’assurer qu’ils répondaient aux critères d’inclusion de l’étude.

Six participants ont été interrogés, bien que cinq seulement aient été inclus dans l’étude

(âge moyen = 46 ans ; femmes = 2, hommes = 3 ; des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Nouvelle-Zélande). Tous les participants avaient une certaine expérience de la méditation, et trois d’entre eux avaient un long travail de pratique et s’étaient exercé quotidiennement, ils avaient une bonne qualité de sommeil et d’excellents rapports sur les rêves (quotidiens). De plus, tous les participants ont montré un intérêt particulier pour le sujet des rêves et tous ont indiqué utiliser des techniques pour améliorer la lucidité de leurs rêves et en faire l’expérience fréquemment . Quatre d’entre eux connaissaient l’expérience ciblée pour cette étude (c.-à-d.

pendant le sommeil) et ont dit qu’ils s’entraînaient pour atteindre un tel état. Cependant , seuls deux d’entre eux ont déclaré éprouver régulièrement cet état, les deux autres ont dit que c’était la première fois qu’ils en faisaient l’expérience. Quatre participants ont signalé une expérience au cours du dernier mois et un participant a signalé une expérience (au cours des 6 derniers mois) qu’il avait annotée dans un journal de rêve.

Procédure

Les entretiens ont eu lieu via Zoom, et ils ont été enregistrés pour transcription. Chaque entretien consistait en trois phases

Entretiens microphénoménologiques

Chaque entretien comporte trois phases : (1) Pré-entretien microphénoménologique (2) Entretien Micro-phénoménologique (EMP) et (3) Post-entretien.

(1) Pré-entretien microphénoménologique (30 min)

La première partie de l’entretien vise à former et à familiariser les participants avec la méthode EMP en leur faisant réaliser un petit exercice, selon le protocole proposé par Petitmengin (2006). Les participants sont invités à mémoriser une courte liste de mots et sont été interrogés sur leur expérience de mémorisation de la liste.

(2) Entretien micro-phénoménologique (1h)

Chaque participant est invité à se souvenir de l’expérience vécue (ou en temps réel selon le niveau de pratique des sujets). L’interview suit les étapes décrites par Petitmengin (2006) dans lequel l’enquêteur guide l’enquêté pour évoquer une expérience située dans le lieu et dans le temps. Une fois l’expérience identifiée, l’enquêteur et la personne interrogée élaborent sur chaque dimension de l’expérience.

(3) Post-Interview (30 min)

Après l’EMP, des questions supplémentaires seront posées aux participants pour clarifier le contexte de l’expérience, la fréquence de ce type d’expérience et d’enquêter sur d’autres dimensions qui n’ont pas été mentionnées précédemment.

La procédure d’analyse est basée sur la méthode détaillée par Petitmengin et al. (2018), et Valenzuela-Moguillansky et Vásquez-Rosati(2019) adapté à la technique EMP. Cette méthode consiste à identifier les descriptions procédurales faite par les participants en les analysant. Selon ces auteurs, les descriptions procédurales sont celles qui se réfèrent à un événement particulier situé dans l’espace et le temps. D’autres descriptifs qui se réfèrent à des descriptions générales, des jugements et des évaluations sont exclus de l’analyse. Cette analyse aboutit à (i) des phases qui décrivent l’évolution de l’expérience dans le temps (dimension diachronique), et (ii) les thèmes impliquant l’expérience (synchronique).

Cette section présente les phases et les thèmes communs à tous les participants au cours de

leur expérience de conscience sans objet pendant le sommeil.

3.1 Analyse diachronique générale

L’analyse diachronique montre comment l’expérience rapportée par les participants s’est déroulée dans le temps.

• Type 1 : Participants #01, #03 et #05

L’analyse diachronique des participants #01, #03 et #05 a révélé une expérience qui comportait cinq phases (voir Fig.1 ). Cette expérience a commencé comme un rêve lucide non ordinaire (Phase 1) – les participants ne savaient pas qu’ils rêvaient. Ensuite, les participants ont pris conscience du fait qu’ils rêvaient (Phase 2) et après cela, ils ont réalisé que le rêve commençait à se dissoudre devant eux (Phase 3). Après la dissolution du rêve, les participants ont dit se trouver dans un vide ou un état dépourvu d’image ou de perception (Phase 4) qui se termine par l’apparition de quelques brèves images (Phase 5). Étant donné que seules les phases 3, 4 et 5 sont en lien avec le phénomène visé par cette étude, à savoir une expérience de rêve conscient sans objet, ce sont les seules phases considérées diachroniques ou une analyse plus approfondie (voir Fig. 2 pour les de chaque participant phases et sous-phases).

3.1.1 Phase 3, Dissolution du rêve

La phase 3 marque ce qui précède l’expérience du sommeil conscient sans rêve,  avec la dissolution du rêve lucide.

  • P#01 décrit les images qui « s’effacent » – le rêve commence à s’estomper (sous-phase 1), puis devient flou (sous-phase 2), puis perd son immersion (sous-phase 3).  » Et après avoir dit cela à toutes les personnes dans le miroir, la scène a commencé à s’estomper et tout s’est évanoui ». P#01
  • P#03 mentionne que la dissolution a commencé alors qu’ils tombait du ciel (dans son rêve lucide il volait), puis décrit le rêve comme étant « en train de se replier » (sous-phase 1 et 2, respectivement).
  • “ Dès que la sensation de chute a commencé à se produire… le monde du rêve autour  moi s’est plié vite tandis que je tombais ». P#02
  • Après cela, le paysage de rêve a commencé à filer (sous-phase 1) et s’est dissous (sous-phase 2).  « Alors, j’ai crié la même phrase [‘dissoudre ce rêve dans l’état ultime’] et la pièce a commencé à tourner, elle a commencé à bouger […] Tout le rêve était en train de se dissoudre ». P#05

3.1.2 Phase 4, « sans décor »

La dissolution du rêve est suivie d’une phase dépourvue de toute perception visuelle  (Phase 4). La transition entre une phase et l’autre est marquée par un « événement transitoire » (Petitmengin et al., 2018 ). L’événement de transition marque le passage entre phases et permet la différenciation entre une phase et une autre (voir Fig.2). Pour P#01, P#03 et P#05, l’événement de transition est l’absence de décor de rêve.

  • « J’ai l’impression qu’il n’y a rien autour. C’était juste une image et ça s’estompe et
  • il n’y a rien ». P#01  
  • « Je suis tombé dans le néant. Un espace de nulle part ». P#03
  • « La prochaine chose qui s’est produite, c’est qu’il y a eu un espace vide ». P#05

Au cours de cette phase diachronique d’absence de décor, les trois ont rapporté avoir remarqué l’absence, le rien ou le vide. Ils ont décrit leur perception pendant cet état, qui n’incluait pas seulement la conscience de cette vacuité, mais aussi la perception du corps ou son absence, leur cognition. Différents éléments sont apparus lors de la description de la phase sans décor qui ont été considérés plus loin dans l’analyse synchronique (voir Sec.2).

  • P # 01 a décrit la façon dont son moi corporel s’est dissous, puis les actions qu’il voulait entreprendre pendant cet état (sous-phases 5, 6 et 7).
  • P # 03 a expliqué comment il était conscients mais aussi son manque de physicalité et de la paix qu’ils ressentaient (sous-phases 4, 5 et 6).
  • P#05 mentionne la perception d’une source de lumière et de clarté et où elle était positionné par rapport à leur corps (sous-phase 4). Il mentionne une absence de sentiment de lui-même au cours de cette période et comment il était simplement conscients (sous-phase 5). Après cela, il s’est rendu compte qu’il lui manquait un corps (sous-phase 6).

Fig. 1 Structure diachronique générale pour les participants #01, #03 et #05. Les rapports ont commencé par la description d’un rêve non lucide (Phase 1), qui s’est finalement transformé en un rêve lucide (Phase 2). Ce rêve lucide a commencé à se dissoudre (phase 3) et les participants ont décrit comment le décor autour d’eux s’estompe et se transforme en une période sans décor (phase 4). Enfin, les participants ont mentionné que cette phase se termine par l’apparition de certaines images et/ou pensées (Phase 5)

3.1.3 Phase 5 « Autres phénomènes conscients »

Pour les trois participants, la fin du « sans décor » s’est produite avec un autre événement transitoire qui marque le début de cette phase. Dans cet événement, ils ont décrit comment leur attention s’est déplacée vers autre chose. P#01 et P#05 décrivent l’apparition de certains visuels (Sous-phases 9 et 7, respectivement) :

  • « ça semble perdre un peu de la lucidité ou quelque chose […] quand les couleurs apparaissent, j’étais aussi moins présent… ». P#01
  • « Puis doucement cette image de mes deux mains est apparue « . P#05.
  • P#03 dit se sentir « descendre et se déplacer » dans le vide (sous-phase 7) puis de commencer à se demander s’il est encore au lit (sous-phase 8) et sentir son corps à nouveau (sous-phase 9) :
  • « Puis, j’ai commencé à penser : « Je me demande si je suis toujours au lit ».

• Type 2: Participants #02 et #04

Fig2. Structure diachronique spécifique pour P#01, P#03 et P#05 pendant les phases 3, 4 et 5. Les schémas montrent en détail la structure diachronique pour chaque participant, y compris les phases et les sous-phases. Les cases en pointillé entre les phases montrent l’événement de transition qui marque le changement de phase pour chaque participant. Notez que la phase 4 impliquait la description de nombreux éléments qui ont été perçus pendant la période sans décor, et donc, les sous-phases sont classées dans l’ordre dans lequel elles sont apparues dans les rapports, et n’indiquent pas nécessairement un ordre chronologique. Les éléments de la Phase 4 sont approfondis dans l’analyse synchronique (voir Sec. 2)

Les participants #02 et #04 n’ont pas été inclus dans la même analyse diachronique générique comme les trois autres participants parce que la structure diachronique de leurs rapports

était très différente (voir Fig.3 ).

  • P#02 a commencé son rapport en décrivant un moment durant le sommeil dans lequel il y avait une « ouverture à une lucidité » (Phase 1), qui a commencé avec la « possibilité de passer à la lucidité » (sous-phase 1). Puis il a décrit une  sensation de soulagement et « entrée en lucidité » (sous-phase 2) :  « Il y a une sensation d’ouverture dans l’espace lucide. C’est comme l’esprit dominant et d’un coup, il y a un changement et il y a une ouverture dans la lucidité ».  Après cet apparent passage à la lucidité, le participant #02 a dit remarquer l’absence de visuels et remarquer ce qu’il appelle « la matrice du rêve » (Phase 3) : « Dans la matrice de rêve, je ne vois aucun visuel ». Dans cet état, P#02 est conscient de la matrice du rêve (sous-phase 3) et de la perception de « clarté » (sous-phase 4). « Il y a un sentiment de clarté . Peut-être est-ce lié au visuel aussi – les choses sont très claires. Si les sens visuels sont actifs ; il n’y a pas d’images ». Après cela, il commence à ressentir la perte de la « lucidité » (phase 3), récupérant ses pensées (sous-phase 5) et l’attention à son corps (sous-phase 6). « il me semble que l’esprit ruminant avait un tel élan que la lucidité n’avait pas assez d’énergie pour s’établir et continuer». Alors que l’expérience rapportée par P#04 semblait commencer d’une manière similaire à celle rapportée par P#01, #03 et #05, il suit une structure plus similaire à celle de P#02 que les trois autres. Tout d’abord, P#04 a décrit ce qui semblait être un rêve non lucide. Dans ce rêve, P#04 voulait devenir un arbre, mais pour cela, il a réalisé qu’il devait mourir. Lors de la description de l’acte de mourir dans le rêve, P#04 décrit une expérience qui manque d’images, et donc, n’était pas considéré comme un rêve ordinaire (Phase 3). Il décrit comment il a accepté la mort dans le rêve (sous-phase 1), et ressenti une déchirure dans la colonne vertébrale (sous-phase 2) et perçu sa conscience (sous-phase 3): « Donc, à ce stade, je mourrais et me reformais . Je ne veux pas être un humain, je ne veux pas être une expérience humaine. J’ai choisi la mort pour cette vivre expérience ». Après cette acceptation de la mort, P#04 passe à une phase différente qu’il  décrit comme « l’absorption d’énergie » (phase 4). A partir de ce point, P#04 décrit une phase où il absorbe beaucoup d’énergie à travers sa colonne vertébrale (sous-phase 4) et un passage à l’acte de mourir (sous-phase 5) : Après cette phase d’absorption d’énergie et de transition vers la mort, P#04 décrit la perception de ce qu’il appelle ‘le Vide’ mais aussi ‘la matrice du rêve’ (comme P#02)  « Tu vas dans le vide et dans cet espace, il y a le vide […] Dans cet espace, la matrice du rêve apparaît et apparaît à l’énergie. »  Durant cette étape, P#04 décrit la perception du vide (sous-phase 6), mais aussi la perception de sa conscience (sous-phase 7), et la façon dont il perçoit le « terrain » (sous-phase 8). « ce n’est pas vous, c’est juste une prise de conscience. C’est comme si nous laissions tomber un esprit dans un ordinateur et qu’il restait juste des pensées : ‘c’est une image pure,  C’est de l’énergie pure’”.  L’expérience pour P#04 se termine brusquement avec le réveil mais toujours en ressentant ce qu’il vient de vivre : « Ce rêve vient de s’arrêter et j’étais éveillé au lit. J’avais encore tous les sentiments, toutes les vibrations”.

Figure 3. Analyse diachronique spécifique pour P#02 et P#04. Les schémas montrent en détail la structure diachronique de chaque participant. Entre les phases, les cases en pointillés montrent l’événement de transition qui marque le changement de phase pour chaque participant.

En résumé, l’analyse diachronique a révélé trois phases communes aux participants P#01, #03 et #05.

1. Dissolution du rêve

2. Absence de décor

3. Autres phénomènes conscients

Et deux en P#02 et #04 :

1. Autres phénomènes conscients

2. Matrice vide/rêve.

De tous ces états, seuls « Absence de décor » et « vide », se sont déroulés de la même manière pour tous les participants. Par conséquent, cet état renommé « Absence de décor/Vide » est devenu l’objet d’une analyse plus approfondie.  L’analyse synchronique a examiné en détail la structure phénoménologique « Absence de décor/Vide » et a trouvé des caractéristiques communes à tous les rapports

3.2 Analyse synchronique

Au cours de la matrice vide/sans décor, quatre thèmes communs parmi les participants ont été identifiés : (1) Perception de l’absence, (2) Perception de soi, (3) Perception des émotions, et (4) perception de la conscience (voir Fig.4). Pour chaque thème, différents sous-thèmes ont été identifiés. Les thèmes et sous-thèmes ne sont pas présentés dans l’ordre d’importance ou d’influence, mais en suivant l’ordre qui figurait dans les transcriptions.

3.3 Perception d’absence

Dans ces descriptions de perception de l’absence, on peut identifier trois sous-thèmes : (i) Objet d’absence, (ii) Perception de visuels, et (iii) qualité d’être.

  • i. Absence : « Il n’y avait pas de décor, il n’y avait pas d’images », P#01 ; « L’espace autour de moi c’était très… ce n’était pas comme le ciel ou les étoiles, c’était comme un vide”, P#03; « Il n’y avait rien à voir », P#05 « pas d’espace physique, de maintien infini », P#03 ; « voici un espace vide », P#04.
  • ii. Perception des visuels. Bien qu’il n’y ait rien à voir, les participants ont décrit ce vide comme « Ténèbres » : « il y a un sens visuel mais c’est comme une noirceur vibrante », P#02 ; « il était très sombre », P#03, « cet espace noir », P#04. Simultanément, ils l’ont également décrit comme étant « lumière » :« il y a une clarté », P#02 ; « Ce n’était pas l’absence de lumière, mais c’était très léger”, P#03; « il y avait une lumière, et elle était de couleur blanche », P#05. Enfin, P#04 a également décrit le vide comme une « doublure multicolore ».
  • iii. qualité de l’état (familier, non conceptuel,…) Les participants ont également décrit « vide sans décor » en faisant référence à ses qualités. Deux des sous-thèmes les plus fréquents étaient les termes « Familier » et « Non-conceptuel ».  Trois participants ont décrit le « sans décor/vide » comme quelque chose qui leur était familier : « il y a des espaces familiers », P#02, « J’en ai déjà fait l’expérience », P#04. P#02 et P#04 ont expliqué qu’ils avaient déjà vécu cela auparavant, mais dans le cas de P#04, c’était la première fois que l’expérience durait aussi longtemps et était pleinement vécue. Bien que P#03 ait mentionné qu’il n’avait jamais vécu cela auparavant, une fois dans cet état, ils l’a reconnu comme quelque chose de familier : « C’était très… pas familier comme pour moi d’avoir été là-dedans, mais en termes d’avoir su », P#03. P#03 et P#04 ont tous deux décrit cet état comme « Sans constructions » : « C’était comme si c’était au-delà de tout… il n’y avait pas besoin de constructions de l’esprit d’avoir quoi que ce soit à voir avec ça », P#03; « N’est construit en aucune façon » P#04 D’autres catégories de qualité de vide incluent « Vibrance » (« Il a comme une qualité », p#02) « Électrique » (« C’est comme si c’était électrique ou sous tension », P#02) et « Expansive et sans limites » (« Je l’ai trouvé incroyablement expansif. Très illimité », P#03

3.4 Perception de soi

Ce thème comprend des descriptions faisant référence à l’expérience de soi « Pas de paysage/vide ». Dans ce thème, les descriptions ne décrivent pas les fonctionnalités de l’environnement (comme l’absence d’imagerie ou la perception de l’obscurité ou clarté), mais à propos de la description de l’expérience de soi dans « pas décor/vide ».

Fig 4. Structure synchronique générale pour tous les participants pendant la phase de « Sans décor/vide ». Le schéma comprend tous les thèmes et sous-thèmes abordés dans la partie analyse synchronique générale (voir Sec. 2) qui étaient soit communs à au moins deux participants, soit mentionnés plusieurs fois par l’un d’eux

Trois sous-thèmes ont été identifiés : (i) Auto-localisation, (ii) Sensations corporelles, et(iii) Absence.

i. Auto-localisation : Seul P#01 a mentionné qu’il pouvait se sentir localisés alors qu’il était dans le « Sans décor/vide’. « Je suis comme au centre de rien » P#01

ii. Sensations corporelles : P#01 est le seul participant qui a mentionné la conscience d’un corps tandis que dans le « Sans décor/vide ». Il a fait plusieurs descriptions faisant référence à des parties du corps, y compris la perception du « Mouvement » : « C’est très semblable à des mouvements fluides, comme être dans l’eau ou quelque chose du genre ». P#01 Cependant, P#01 a également décrit comment ils ont ressenti une sorte de « résistance » qui a empêché de bouger la tête : « Je ne pouvais pas bouger la tête » P#01

3.5 Perception des émotions

Ce thème a été isolé pour différencier les cas où les participants ont décrit leurs émotions dans le « Sans décor/vide ». Bien que P#02 et P#04 n’aient pas spécifiquement mentionné toutes les caractéristiques émotionnelles de cet état, étant donné que ce thème était récurrent pour les trois autres participants, il a été inclus dans l’analyse synchronique.

P#01, P#03 et P#05 ont décrit diverses émotions associées avec cet état, mais tous ont vécu cet état comme quelque chose de positif. « Maintenant, je ne suis plus nerveux », P#01 ; « ce n’est effrayant en aucune façon »,P#03 ; »Je l’ai aimé. J’ai vraiment adoré être là-dedans », P#03; « C’était très calme », P#05 ;

3.6 Perception de conscience

Ce dernier thème a été isolé des autres car il ne renvoie pas non plus à la manière dont les participants ont vécu le « Sans décor/vide » ou comment ils se sont vécus eux-mêmes. Ici, les descriptions font référence à la façon dont les participants ont vécu leur perception de sensibilisation. Quatre sous-thèmes ont été identifiés : (i) Cognition, (ii) Lucidité,

(iii) Contenu de la sensibilisation, et (iv) Qualité de la sensibilisation

i. Cognition

Cette première catégorie fait référence aux descriptions de la présence de pensées pendant le « Sans décor/vide ». La présence de pensées a marqué la fin du « Sans décor/vide » et le début de la période « Autres phénomènes conscients ». Cependant, dans le cas de P#01, la présence de la cognition ne semble pas perturber leur expérience. Alors qu’il décrit ses pensées, il a quand même mentionné être dans le « Sans décor/vide ». Ils a mentionné plusieurs fois que pendant cette période, il se demandait ce qu’il allait faire. « Je me demande simplement : « Je me demande si je dois faire quelque chose ». P#01 Ce n’est qu’après avoir remarqué l’apparition de certaines couleurs et formes qu’il remarque qu’il sort du « Sans décor/vide ».

ii. Lucidité

Deux participants ont déclaré être conscients qu’ils étaient dans cet état de « Pas de paysage/Vide’. Ces descriptions sont classées comme « Lucidité » parce que les participants disent avoir un aperçu de leur état : ils savent qu’ils sont dans une période de « Sans décor/vide ».

« L’expérience d’être conscient de ma conscience à l’intérieur de ce vide a été très… c’était comme une compréhension plus avancée et plus profonde de cette liberté qu’être lucide pourrait offrir », P#03; « J’ai réalisé que j’étais éveillé à l’intérieur du rêve qui était encore très présent mais dans un beaucoup manière plus profonde », P#03; « Ce n’était pas quelque chose que je pouvais confondre avec un rêve. Ils sont expérientiellement très distincts », P#05. « Quand j’ai eu cette expérience du vide, je sais encore que je rêvais, j’étais conscient que je dormais ». P#05.

iii. Contenu de la sensibilisation

–        Ce sous-thème comprend des descriptions de la sensibilisation qui ont été distinguées sur la base de ce à qui se réfère la prise de conscience. P#02, P#03, P#05 ont décrit cette prise de conscience comme « juste l’expérience » – une conscience qui n’avait aucun contenu de conscience : « C’est le vide. C’est le vide mais la conscience du vide. Mais bon, quand je dis la conscience, vous pouvez dire : « Oh, il y a la conscience de la vacuité », mais parfois, c’est comme si le vide et la conscience étaient la même chose, il n’y a pas d’être conscient de la vacuité, c’est la vacuité qui est conscience », P#02 « c’est juste une prise de conscience. […] C’est comme si nous allions laisser tomber un esprit dans un ordinateur et tout ce que nous laissons tomber dans l’ordinateur est ce qu’il reste. Il peut expérimenter mais ne dit pas, ne ressent pas, ne goûte pas… il ne peut pas décrire l’expérience », P#04. « J’étais conscient […] Ce n’était pas que je pensais consciemment que je dormais ou que j’étais dans un rêve. C’était plus que c’était une prise de conscience », P#05

–        Cependant, à certains moments, cette prise de conscience semble avoir un contenu. Le plus abstrait est celui d’une « conscience de la conscience elle-même » : « conscience de la conscience être conscient », P#04. Ceci est également décrit en termes de sensibilisation à la clarté : « Juste la clarté », P#02 ; « Et puis j’ai réalisé que c’était la nature de l’esprit », P#05

–        D’autres mentions de sensibilisation avec un certain contenu comprenaient la sensibilisation à l’énergie (« C’est comme l’énergie de l’esprit », P#02 ; « J’étais conscient de mon énergie » P#03), la conscience d’être juste (« absence de physicalité, et juste entrer dans une essence d’être pur », P#03; « être conscient. Être présent », P#05), et la prise de conscience d’un observateur (« Il y a une conscience de l’observateur, à laquelle je suppose que je m’identifie, mais il n’y a pas un sens typique de soi », P#02).

iv. Qualité de la prise de conscience

–        Enfin, la catégorie « qualité de la sensibilisation » a été identifiée pour classer ces descriptions qui mentionnaient comment était cette prise de conscience. P#02 décrit ceci comme « non conceptuel » : « il se passe des choses très non conceptuelles », « C’est juste une prise de conscience sans programme, sans mouvements », P#02

–        Ainsi, à l’instar des descriptions faites par d’autres participants se référant au « absence de décor /vide », mais dans ce cas, P # 02 faisait référence au type de conscience ressentie. La perception de la conscience est également décrite comme « Lumineuse et ouverte » par P#05 : « est une conscience lumineuse et ouverte », « Elle était ouverte, sans être focalisée sur n’importe quoi »

4. Discussion

Cette étude a exploré comment un outil de recherche qualitative pourrait être utilisé pour approfondir la phénoménologie de la conscience sans objet pendant le sommeil. Alors que cet état a été largement rapporté par les traditions contemplatives indiennes, aucune étude à ce jour a fourni une analyse rigoureuse des empreintes phénoménologiques de cet état. Ainsi, l’étude pilote présentée ici visait à développer un protocole de recherche pour guider les recherches futures en rassemblant des rapports sur des cas présumés. Bien que les résultats présentés dans cet article sont préliminaires et exploratoires, et doivent donc être pris avec précaution, la technique MPI s’est avérée être une méthode adéquate pour explorer en profondeur ce phénomène insaisissable et rare.

La technique MPI a aidé les participants à évoquer une expérience qui, compte tenu de ses caractéristiques, est difficile à partager. De plus, elle a permis l’exploration de la dynamique de l’absence d’objet en conscience pendant le sommeil en explorant l’évolution dans le temps de ce phénomène. L’analyse diachronique générale a révélé une phase commune à tous les participants et apparié au phénomène cible de cette étude, à savoir l’état de « sans décor/vide ». Plusieurs thèmes communs parmi les participants ont été extraits de cet état, montrant une structure générique possible qui décrirait cet état du vide. Cependant, compte tenu de la taille de l’échantillon et de l’objectif exploratoire de l’étude, les résultats obtenus ne sont pas généralisables ; les résultats présentés ici sont purement utilisés à titre indicatif. De même, il n’entre pas dans le cadre de cet article d’offrir une analyse théorique exhaustive ou montrer comment les résultats pourraient s’inscrire dans un cadre conceptuel. Au lieu de cela, cette dernière section vise à expliquer les différentes façons de comprendre l’expérience du vide rapportée par les participants et indiquer des pistes de recherche qui devraient être abordées dans les études futures.

4.1 Reconnaissance d’un état de vide

– Tous les participants ont mentionné un état « sans décor/vide » pendant leur sommeil — ils étaient conscients tandis que cet état se déroulait. Bien que les événements qui ont précédé cet état soient différents (voir Sec 2.1), tous les participants ont décrit avoir perçu un état d’absence; un état qui manquait d’images ou d’autre contenu mental. Parmi les manières les plus courantes de décrire cet état, les participants ont mentionné le « manque d’images », qu’« il n’y avait rien à voir », et qu’il y avait du « vide » et du « noir ».

–        Certains participants ont également décrit une perception supplémentaire pendant cet état de vide, comme la perception de lumière. De plus, certains participants ont mentionné un sentiment de familiarité avec cet état et l’ont décrit comme un état qui « manquait de constructions ». Tandis que deux participants ont explicitement mentionné le manque de sens de soi pendant cet état, le trois autres ont décrit la disparition de leur corps et la prise de conscience de leur manque de physicalité.

–        Compte tenu de ces caractéristiques de l’expérience du vide, on peut se demander si cet état décrit par les participants était, en fait, le même genre de conscience décrite par les traditions philosophiques indiennes comme sushupti – un état de conscience pendant le sommeil où il n’y a pas d’objet de conscience, y compris la conscience de notre conscience. À partir des rapports recueillis et de l’analyse menée, nous pouvons considérer différentes options qui guideront les futures explorations de ce phénomène. Premièrement, nous pourrions suivre la proposition de Windt et al. (2016) et considérer l’état de « Sans décor/vide » comme une expérience de sommeil sans rêve (ESR) – un état conscient du sommeil qui ne répond pas aux critères pour être classé comme un rêve. Selon ces auteurs, les rêves sont caractérisés comme des expériences immersives d’un soi en un référentiel hallucinatoire (voir Windt, 2010, 2015a, b). Ainsi, l’état « Sans décor/vide » serait considéré comme expérience de sommeil sans rêve (ESR) si nous concluons qu’il n’implique pas un sentiment d’immersion, y compris un sentiment minimal de localisation spatio-temporelle (« ici » et « maintenant »), et la simulation d’un environnement onirique16. De plus, si nous concluons que l’état est un ESR, nous devrions alors nous demander si cet état s’apparente plus à une sorte de ESR orienté objet (selon ces auteurs, imagerie hypnagogique isolée, sensations et pensée du sommeil) ou un « État désintéressé et expérience de sommeil sans contenu » comme le sushupti (Windt et al., 2016 : 873).

Pour que l’état soit considéré comme un ESR, il ne doit pas inclure l’instauration d’un décor simulé ou hallucinatoire. Cependant, d’après ce que nous avons trouvé dans les résultats préliminaires ; on peut se demander si la reconnaissance du vide par les participants compterait comme une expérience immersive dans une simulation du cadre de référence. Selon Windt, les expériences menant aux rêves – ou expériences oniriques (chapitre 11, Windt, 2015a, b) — se déplacent le long d’un spectre, d’un référentiel largement véridique à un référentiel largement hallucinatoire (p. 522). À l’extrémité inférieure du spectre, se trouvent des états hypnagogiques comme des expériences qui impliquent simplement des images isolées ou brèves, alors qu’à l’extrémité supérieure, se trouvent des expériences hypnagogiques plus oniriques et complexes (p.532). Si l’état « sans décor/vide » était considéré comme un ESR, nous devrions inclure ses perceptions dans une trame véridique renommée de référence (c’est-à-dire l’environnement de sommeil réel). Nous pourrions alors prendre les descriptions du vide pour argent comptant et les considérer comme la perception de l’absence ; les participants étaient dans un état où ils n’étaient au courant de rien. Pendant cet état, il n’y avait rien à percevoir car il n’y avait pas de stimuli.

Relier l’état « sans décor/vide » à des environnements privés de perceptions sensorielles expliquerait pourquoi certains participants de l’étude ont mentionné des perceptions visuelles simples, comme une « lumière de couleur blanche » (P#06). Les mentions à de simples hallucinations, telles que les points, les motifs et les lumières sont courantes dans la littérature sur la restriction sensorielle et certaines études récentes ont corroboré ce fait (voir Lloyd et al., 2012 ; Merabet et al., 2004). De plus, certaines études qui ont exposé les participants à de longues périodes de privation sensorielle ont trouvé des rapports d’hallucinations plus complexes, y compris dans leurs expériences oniriques (cf. Heron, 1965 ; Heron et al., 1956 ; Zubek et al., 1961), ce qui expliquerait pourquoi le « vide » peut être vécu comme un véritable décor simulé pour certains participants. Des perceptions visuelles simples similaires ont également été décrites dans la recherche avec des méditants experts. Par exemple, Mavromatis (1987) observe que des individus décrivant des expériences mystiques similaires (c’est-à-dire des épisodes de transe résultant de la pratique religieuse et méditative) éprouvent parfois des perceptions inhabituelles, telles que des taches de lumière et des couleurs tourbillonnantes (p. 117).

La nature de ces perceptions pourrait être rétinienne. De même, Lindahl et al. (2014, 2017) décrivent ces perceptions comme « expériences lumineuses induites par la méditation » – la perception des points de lumières, de phosphènes et de motifs (ex : grilles). Décrire l’état de « sans décor/vide’ comme expérience onirique (ESR comme pour Windt et al. 2016) est séduisant car cela permet de situer les différents témoignages des participants le long de la ligne onirique, allant d’expériences situées dans un environnement réel, passant de brèves perceptions hallucinatoires à des expériences plus immersives. Cependant, dans ce cas, ils pourraient ne pas se référer au type d’expérience rapportés par les traditions contemplatives indiennes, car celles-ci sont sans objet.

–        Deuxièmement, nous pourrions plutôt considérer l’état (sans décor/vide » non pas comme un ESR, mais comme une sorte de rêve minimal. Alors que nous avons conclu qu’il n’impliquait pas une expérience entièrement immersive avec perception d’un paysage hallucinatoire, il implique un sentiment minimal d’ici ou maintenant, ou ce que Windt appelle la situation spatio-temporelle (Windt, 2015a:520)

–         La possibilité que l’expérience de « sans décor/vide » soit un type de rêve minimal expliquerait pourquoi certains participants ont décrit un sentiment minimal de conscience corporelle (allant de un corps fluide/dissous à l’absence de corps physique). Des mentions similaires d’un état de rêve minimal ou « environnement perceptif minimal » (LaBerge et DeGracia, 2000) se trouvent dans la littérature. Ces expériences ont également reçu le nom de « rêves lucides sans image» (Magallón, 1987) — un rêve lucide dépourvu de tout décor onirique ou visuels complexes. Dans certains cas, ces expériences incluent la perception d’ images abstraites et/ou concepts (Bogzaran, 2003:50) mais aussi une perception corporelle minimale (Johnson, 2014 : 63). De plus, les rapports de ce genre de rêves lucides dépourvus de visuels évoquent généralement la dissolution du paysage onirique (voir chapitre 21, Johnson, 2020) de la même manière que les rapports rassemblés dans cette étude. Cette interprétation pourrait être problématiques dans les cas où les conditions minimales de spatio-temporalité sont remplie. Par exemple, P#02 et P#04 n’a mentionné aucune sorte d’auto-perception, y compris la perception d’une absence de corps. Ils étaient également les seuls participants à n’avoir signalé aucune émotion. Une possibilité serait que l’absence de perception à la première personne ait influencé le manque de ressenti pendant cet état. Selon ces participants, le « je » a été utilisé uniquement pour des raisons de langage. Ces rapports semblent s’apparenter à descriptions des formes radicales, y compris la dissolution du moi induite par la drogue et certaines formes de méditation (voir Millière, 2017, 2018 pour une revue). Dans ces cas, l’utilisation du pronom « je » pour décrire l’expérience rapportée n’indique pas que l’expérience originale a été réellement vécu d’un point de vue à la première personne, mais que le rapport de mémoire de l’expérience incluait un sujet de l’expérience (Millière, 2020 : 32-33). Une hypothèse similaire pourrait être appliquée au reste des participants qui ont déclaré un sens très minimal de la conscience de soi, et d’autres études devraient clarifier si la perception d’un soi a été ajoutée une fois que l’expérience est remémorée, ou si cela a été vécu pendant que l’expérience se déroulait. Nonobstant cette possibilité, une expérience qui n’aurait aucun sens de soi serait extrêmement difficile à signaler, et donc, nous devrions examiner si une expérience en tant que telle peut même être rapportée ou tomberait dans les limites de la déclaration (Windt, 2015b:22). À ce stade, nous aurions besoin d’explorer si cet état manquait aussi d’un sens minimal de l’emplacement spatio-temporel et était complètement différent d’un rêve et ESR, et donc, devrait être traité à part.

–        certains participants ont noté à quel point cet état était qualitativement différent de toute expérience de rêve qu’ils aient jamais eue : « Ce n’était pas quelque chose que je pouvais confondre avec un rêve. ». P#06 Bien sûr, le fait que cet état « sans décor/vide » a été vécu comme qualitativement distinct de toute autre expérience de rêve ou ESR n’exclut pas la possibilité qu’il s’agisse d’un rêve — cela pourrait toujours être une sorte de rêve, bien qu’un genre qui peut à peine être reconnu comme un rêve typique. De la même manière qu’il y a un continuum entre les expériences oniriques et les rêves (c’est-à-dire un spectre; Windt, 2015a, b), il pourrait y avoir un continuum entre un rêve avec peu de formes et un sommeil sans objet sans rêves (voir Windt, 2015b:16-17). Dans ce cas, nous devrions également reconsidérer si la localisation spatio-temporelle serait une caractéristique déterminante pour distinguer un rêve d’une expérience de sommeil sans rêve ou si cette dimension peut encore être présente pendant le sommeil sans rêves. Pourtant, le fait que certains participants ont dit retrouver à certains moments un sentiment total de soi, indique la possibilité d’une expérience plus minimale – encore plus basique qu’un rêve minimal. Ce fait nous amène à considérer la remarque intéressante que certains participants ont faites sur le type de prise de conscience qu’ils ont vécu pendant le « sans décor/Vide ».

4.2 L’expérience de la conscience en tant que telle

Fait intéressant, alors que tous les participants ont décrit la reconnaissance de « sans décor/vide »  comme un état qui a été atteint pendant leur sommeil, ils le décrivent également comme un état de conscience. Par exemple, les participants #02, #03 et #06 font allusion à cet état comme « juste l’expérience » ; un état qui ne peut être décrit que comme la conscience elle-même (voir § 2.4). Comme P#04 l’a souligné, il s’agissait de « conscience de la conscience étant consciente ». En outre, ils ont également décrit cela comme un état de « clarté » ou de « lumière » ; un état dans lequel il n’y avait pas une perception de la lumière (comme au § 2.1), mais un état qui ne pouvait être qualifié que de « clair ». La question qui se pose ici est de savoir ce que les participants veulent dire lorsqu’ils font allusion à une affirmation qu’il n’est que conscience mais qu’il est clair ou lumineux ? Comment doit-on comprendre de tels états ? L’état de sushupti, a été largement décrit dans les traditions contemplatives indiennes comme un état de conscience spécial pendant le sommeil – un état où il n’y a que la conscience et rien d’autre. Cependant, la notion de « conscience juste », « conscience pure » ​​ou « conscience en tant que telle » a été comprise de différentes manières dans la littérature. Cela dépasserait le cadre de cet article de rendre compte de la conscience-comme-telle, cependant, je propose deux manières dont nous pourrions interpréter ces descriptions de « juste l’expérience » fournies par les participants.

–        D’une part, nous pourrions comprendre les références à la « lumière » ou à la « clarté » comme des espaces réservés pour décrire une expérience dépourvue de tout contenu apparent de conscience. Ainsi, l’expérience de la « lumière » ne doit pas être comprise comme expérience perceptive de « légèreté » (comme la lumière visuelle ou les perceptions lumineuses) mais comme une métaphore pour décrire l’expérience de la conscience elle-même. Des descriptions similaires se trouvent dans les notions de « rêve de lumière », « yoga de la luminosité » ou « yoga du sommeil » par le bouddhisme tibétain. Cette tradition décrit les cas de conscience pendant le sommeil profond comme une période où nous atteignons la « lumière naturelle » (Norbu, 1983) ou la « lumière de clarté » (Gyatrul, 2002 ; Padmasambhava & Gyatrul, 2008). La pratique du yoga du sommeil vise à maintenir une prise de conscience dans la transition entre le sommeil et le rêve pour reconnaître la nature de l’esprit ou un état de « pure conscience » (Ponlop, 2006 : 86 ; Padmasambhava & Gyatrul, 2008 : 209). Il est important de noter que les participants qui ont décrit la période de « sans décor/vide » en utilisant le concept de « lumière » sont soit des méditants à long terme ou ont une bonne connaissance des traditions méditatives. Ils utilisaient le concept de « lumière » pour se référer à un état dans lequel ils sont simplement conscients mais rien d’autre. P#06, « c’était la nature de l’esprit ».

–        D’autre part, nous devons examiner attentivement si cet état n’implique pas une sorte d’objet intentionnel (c’est-à-dire que l’état concerne quelque chose), et ainsi, il pourrait ne pas être aussi «pur». Il se pourrait qu’il n’y ait pas d’objet de conscience en tant que tel mais qu’il y ait un certain contenu. Il y a deux raisons de considérer cela. Premièrement, cet état a été décrit comme quelque chose qui a été atteint – un état qui, dans certains cas, impliquait une sorte minimale de perspective à la première personne (« ici » vs « là-bas »). En outre, comment pourraient-ils éprouver une certaine lucidité (conscience de leur état de conscience) pendant cet état s’il n’y avait pas en place au moins une sorte de conscience de l’état lui-même ? Cela nous amène à la deuxième raison de considérer cette expérience comme un état impliquant un certain contenu. Bien que les participants le décrivent comme un état sans contenu, il semblait impliquer un objet intentionnel : celui de la conscience elle-même. L’état « sans décor/vide » a été décrit comme un état dans lequel il y avait seulement la conscience ; une conscience qui était consciente ([…] pas d’« être » conscient de la vacuité, c’est le vide c’est la conscience » P#02 « conscience de la conscience être conscient », P#04). En tant que tel, nous devrions examiner si cet état portait en fait une forme de contenu intentionnel (voir Shear, 2004 :87, 2007 :700 ; Metzinger, 2020 :9). Ainsi, l’état peut sembler sans contenu à l’expérimentateur, mais il y avait quand même quelque chose d’intentionnel, un objet instancié (dans ce cas, « conscience de la conscience »).

Il faudrait déterminer si le sommeil sans objet et sans rêve est en effet sans objet, y compris les cas dans lesquels toute sorte de perception de soi-autre est perdue et la seule chose qui reste est la « conscience de la conscience ». (Tableau 1) Encore une fois, étant donné la taille et le but de cette étude pilote, nous ne pouvons pas donner de conclusions concluantes aux questions et problèmes soulevés ci-dessus. 

Les études futures devraient se pencher davantage sur comment ce phénomène est lié à d’autres phénomènes associés, tels que la privation sensorielle et perceptive, les hallucinations et expériences méditatives.  Les recherches futures devraient également explorer plus en profondeur l’expérience phénoménale au cours de cet état, en se concentrant sur la façon dont les participants se perçoivent et si cela instancie une dissolution complète de leur sens de soi. Enfin, les recherches futures devraient étudier les implications théoriques du concept « conscience pure » et ce que ressentent les individus dan cet état.

 Pour les références biblio citées dans le texte, et les annexes (telles que le tableau ci-dessous), je vous invite à vous référer à l’article original.


[1] Mentions of the state of sushupti can be found in the Mandukya Upanishad (see translations and com mentary by Gambhirananda, 1937; Nikhilananda,1949; Olivelle, 1998) and the Yoga Sutras of Patanjali (Āraṇya, 1989; Arya,1986; Bryant, 2009).

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