Toumo, kundalini: adapter les pratiques et visualisations à notre culture, est-ce possible ?

Tummo – Le Yoga De L’Éveil De La Chaleur interne de Gleb Mouzroukov

J’ai expérimenté le kundalini tantra yoga et le toumo depuis quelques années, à travers des formations, des mises en pratique mais aussi la lecture de nombreux livres que je citerai tout au long de cet article. J’ai écrit un autre article sur ce site qui explique ce qu’est le toumo.

Une de mes recherches au fur et à mesure de ma transmission, a été d’adapter ce matériel lié à la culture indienne et tibétaine, aux cultures occidentales. Pourquoi l’adapter et comment l’adapter ? J’y répondrai après avoir décrit le contexte et le contenu de la pratique.

Le contexte

L’ancêtre du toumo tibétain est le kundalini tantra yoga indien. A moins que ce soit le toumo l’ancêtre du kundalini ? Ce qui semble certain c’est que l’un comme l’autre sont nés en Inde et qu’ils s’intéressent au corps énergétique, à travers ses différents canaux (nadis) et centres (chakras). Contrairement à l’école tibétaine, où le toumo était considéré comme une première étape d’un ensemble de pratiques appelée les « 6 yogas de Naropa », le kundalini yoga hindou est un système autarcique, qui n’a besoin d’aucune autre pratique complémentaire. Le kundalini yoga est basé sur une Upanishad du Yoga appelée Yoga Kuṇḍalinīcomposées entre 700 et 1300 qui n’est pas considérée comme faisant partie intégrante de la philosophie indienne traditionnelle (astika) car tardive et ayant un lien avec le Tantrisme et plus particulièrement le Vajrayana. Aujourd’hui le kundalini yoga est connu via la forme véhiculée par Yogi Bhajan qui a adapté certaines de ces pratiques.

Le point de départ du toumo se trouve quant à lui dans le Hevajratantra (VIII° s). La pratique du toumo, a été codifiée par le yogi Naropa et la yogini Nigumi (XI° s). Et aujourd’hui, il est surtout pratiqué par des bouddhistes tibétains du vajrayana ou du bön, dans le cadre d’un corpus de 6 enseignements qui contient le toumo mais aussi le yoga du rêve que j’ai déjà évoqué sur ce site. Pourquoi ces « bouddhistes » du Tibet sont-ils dits yogis ? Car il s’agit d’unir (yuj) : le souffle, le corps avec l’esprit, contrairement à des pratiques de méditant qui concerneraient seulement l’esprit. Pour eux, l’incarnation corporelle est le support pour l’éveil.

Les principes

Le rôle principal du toumo est de faire entrer les courants énergétiques dans le canal central du corps, d’allumer le feu interne et le faire circuler dans les chakras (khorlo en tibétain), ces centres énergétiques du corps où se croisent les multiples nadis, canaux dans lesquels circule le prana, l’énergie vitale. C’est l’ascension du feu mystique dans le canal central qui « ouvre » les chakras . Le kundalini yoga (ou tantra) utilise des méthodes et symboles similaires quoique différentes. Je les ai mis ici en perspective.

Le cœur de la pratique

Je ne vais pas décrire en détail la pratique, car il vaut mieux être accompagné et prendre le temps de rentrer dans les détails. Pour résumer, disons que la technique consiste à amener « les vents » (le prana, la kundalini) dans le canal central (la sushumna) mais le but est aussi de brûler toutes nos pensées discursives et fabrications mentales qui agitent l’esprit. La principale pratique est la rétention du vase qui est une technique de respiration avec visualisations de certains chakras mais aussi de lettres et de canaux.

Il y a plusieurs degrés.

  • « La respiration du vase proprement dite peut se pratiquer de manière paisible ou brutale. La technique dans laquelle on serre doucement les muscles des portes inférieures (périnée) est plus paisible que celle de bander les muscles des bras et des jambes, forçant ainsi les vents à remonter plus rapidement. Il est dit que si un méditant ne réussit pas par la méthode douce, il doit pour un temps appliquer la plus brutale et reprendre ensuite la plus tranquille ». (5)
  • En se concentrant simplement sur le « a » sans effectuer la respiration du vase. Cette technique « écarte le danger de troubles dûs aux vents, et son efficacité est plus grande que les autres pour réaliser la claire lumière. Toutefois, par la respiration du vase, vous pourrez centraliser les vents beaucoup plus rapidement ». (5)  
  • « Nous n’avons qu’à nous poser et rester concentrer en un seul point, lorsqu’on est dans ce recueillement unifocalisé on a besoin de rien d’autre pour que ça s’enflamme, pas besoin de bloquer les souffles, faire descendre les souffles, méditer un feu etc… Ça s’enflamme naturellement, ça s’auto-enflamme littéralement, c’est ça le résultat dès le début, le fruit escompté et, tant qu’on n’a pas obtenu ce résultat il faut s’entrainer et là il y a des exercices à faire ». (6)

Les pratiques préliminaires

« Si on essaie juste de retenir le souffle et de faire de l’apnée ça va éclater les canaux, ce ne sera pas bon du tout pour faire la rétention du vase, il faut faire des kilkors, les exercices du souffle. » (6)

Pour préparer la méditation du vase, qui est le cœur de la pratique, il convient d’introduire des étapes de purification physiques et mentales. Cela peut se faire utilement avec les pranyamas kapalabathi et bastrika, qui sont de grands nettoyants ! Les pratiquants du toumo n’évoquent pas ces respirations, mais ceux du yoga kundalini oui. C’est là où il est bien utile d’avoir une connaissance des deux pratiques. L’avantage de ces deux exercices est qu’ils vont aussi permettre de renforcer la capacité de rétention du souffle, qui est un élément clé de la réussite de la respiration du vase. Ce nettoyage préliminaire peut aussi se faire avec des exercices type asanas assez dynamiques. Enfin, cela peut se faire par des visualisations de purification comme les 9 respirations purifiantes ou des exercices de tsa lung trul khor, typiques des pratiquants du bouddhisme tibétain vajrayana. Il s’agit de mouvements de yoga postural dynamiques en lien avec le souffle, et la visualisation, proches de ceux que l’on peut trouver en hatha yoga ou kundalini yoga.

Evaluer la progression dans la pratique

L’avantage de la méditation du toumo est qu’on peut voir notre progression. Elle se voit à notre capacité à gérer le froid, le souffle, ou à générer de la chaleur, c’est pratique. D’autres la voient à la capacité de sécher des serviettes ! Ce n’est pas le but bien sûr mais un effet secondaire. Et parfois l’effet peut être plus fort que le but. Donc, pour vraiment évaluer la progression, seul le pratiquant pourra le faire en sentant sa transformation intérieure vers plus de félicité et de connaissance du corps illusoire et de la « claire lumière », qui est l’un des objectifs des 6 Yogas.

Traduire les visualisations dans notre corpus culturel

Pourquoi adapter la pratique à notre contexte culturel ? Comme vous le voyez dans les illustrations, le toumo regorge de visualisations de lettres tibétaines et de symboles colorés liés aux chakras. C’est un effort mental pour se les approprier, et le risque est de renforcer le mental, de mettre de côté le ressenti pur, en plus de celui de rendre la pratique inaccessible du fait de cette complexité. Ces symboles et lettres doivent elles forcément être visualisés sous cette forme ou sont-ils plutôt l’expression d’une époque et un contexte culturel, de quelque chose de plus universel ? Peut on revenir au sens profond de ces lettres et symboles et les exprimer dans un langage symbolique qui corresponde mieux à ce que chacun ressent ? Ne vaut-il pas mieux partir du ressenti que du symbole mentalisé ?

En tous cas, partir du ressenti permettrait sûrement que chaque pratiquant puisse s’approprier les symboles de manière plus naturelle.

D’ailleurs, si on trouve une grande variété de localisation des chakras, de leurs couleurs ou du nombre de pétales et symboles associés, en fonction des écoles, des traditions ou des pratiquants, c’est parce qu’il y a une variété de ressentis et de représentation personnelle de ce corps énergétique dont on essaie tant bien que mal de trouver des transpositions dans la dimension matérielle.

–        Les lettres tibétaines

La visualisation par exemple des lettres tibétaines peut engendrer un travail mental fastidieux dans cette pratique du toumo qui devrait pourtant se situer au-delà du mental. C’est ici qu’il sera utile d’avoir pratiqué une fine observation de ses sensations grâce à des pratiques méditatives régulières, pour sentir ce que l’on ressent et visualise plus personnellement.

Il est question par exemple de visualiser la lettre A au niveau du chakra situé sous le nombril. Le A représente un son créateur du mouvement de la prakriti (énergie-matière). Le chakra du nombril représente justement cette chaleur rendant possible la mise en mouvement du corps. Il s’agirait alors de visualiser ce qui correspond pour nous à cet élan créateur ressenti intérieurement sous le nombril, une graine d’énergie, une flamme condensée infiniment, un son intérieur… Il y a d’autres lettres le long de l’axe central : Hum, ham, om. Cela diffère un peu selon les écoles. Globalement l’énergie monte du A en bas de la colonne au OM en haut, en passant par hum et am ou ham. Or OM se décompose en A, U, M et il est souvent proposé en yoga, de le faire vibrer du bas jusqu’au sommet du crâne. 

–        Les gouttes de quintessence

Dans les 6 yogas de Naropa, il y a l’évocation de gouttes de nectar, de germes de quintessence. Elles sont appelées bindu en sanskrit, tiglé en tibétain.

On peut voir l’objectif du toumo comme l’union des deux bindus, celui du bas de la colonne associé au chakra du sous-nombril et celui du haut de la colonne, associée au chakra coronal. Celui du bas correspond au feu, sans doute la prakriti, l’énergie de matière, de mouvement et de vie (symbolisée par le son « A ») et celui du haut à la conscience pure, à purusha (la consciente omnisciente), symbolisée par le son « OM » qui englobe tout. Le but de la pratique est de les faire se rejoindre dans l’espace du cœur.

Il est dit que le feu du nombril doit monter et faire fondre la goute de conscience. Je le vois comme la conscience qui englobe l’énergie-matière. Cela rejoint le chapitre 3 des yogas sutras dont l’objectif est d’emmener la conscience sur différents points (voir plus bas).

–        Le prana, le vent (tsa), l’énergie subtile

« Il convient de préciser que la notion de l’énergie interne du corps humain telle qu’elle est connue en Asie n’a jamais existé en Occident. La philosophie européenne reconnaît l’existence de l’âme (anima) qui anime le corps humain (corpus) dont la l’activité est dirigée par l’intelligence (mens).[…] Les civilisations orientales surtout indiennes et chinoises, tout au contraire, considéraient l’énergie vitale (prâna en sanskrit, lung en tibétain (les « vents »), qi en chinois) comme la force motrice du fonctionnement de l’univers, estimant que le processus de la respiration n’est, en plus de sa fonction physiologique, qu’un porteur du souffle vital, un phénomène beaucoup plus subtil, subdivisé en plusieurs catégories. Les pratiques de yoga tantrique ont un objectif commun, donner à l’adepte la possibilité de contrôler les énergies vitales et optimiser leur circulation pour pouvoir les unifier, ce qui permettra au pratiquant, au moment de la mort de son corps physique, dans la première phase de l’état de bardo, [de réaliser la fusion des gouttes deux gouttes de quintessence (bindu en sancrit, tiglé en tibétain) dans le centre du cœur…]. C’est à ce moment que le « principe de conscience » enfermé se libère et la claire lumière de la non-dualité apparaît » (3).

Tiglé et prana sont comme le cavalier et le cheval, sans l’esprit, le souffle ne peut se mouvoir et sans l’esprit, le prana est aveugle. L’énergie ne saurait pas où aller (1).

La pratique de toumo est un jeu de relations entre tiglé et prana, entre les condensés de conscience et d’énergie, et le souffle vital qui permet leur circulation et leur rencontre.

–        Le rapport au froid

Le toumo est aujourd’hui appelé parfois « yoga du froid ». J’y ai un peu contribué donc je ne vais pas le renier. Mais qu’est-ce que le froid a à voir là-dedans. Au Tibet, une tradition était (et est toujours dans certains monastères) de tester sa progression en séchant une serviette mouillée par -40°C de température extérieure. La pratique permet de rayonner une grande chaleur. Pourtant, l’activation de chakra du nombril permet dans la tradition indienne de réguler aussi bien le froid que le chaud. Et il paraît qu’en Inde du Sud, le même genre de pratique concerne la gestion du chaud. Donc, le froid n’est pas indispensable. Mais il est une manière de tester la pratique. Et certains s’intéressent justement au yoga du froid (surtout en Occident) pour améliorer leur rapport au froid. Le challenge de « lutter » contre le froid en attire d’autres. Pour ma part, j’ai constaté que l’immersion dans le froid provoque une sorte de toumo (montée de chaleur) spontanément en activant la chaleur dans le canal central et induit une grande béatitude. Se baigner dans un lac glacé ou rester en assise méditative dans un vent glacial induit une montée d’énergie. Pour moi, le froid est donc un allié à la pratique. Par ailleurs, il permet de compenser (tempérer) les excès d’énergie ou de chaleur mal maîtrisés.

–        Les rétentions du souffle

Selon certains textes, le débutant ne doit pas retenir trop son souffle. Certaines études scientifiques menées sur des moines et nonnes du Tibet montrent des rétentions d’1 à 2 min. D’après certains textes, qui veut vraiment pratiquer toumo devra retenir au moins 3 min la respiration. Dilgo Khientse retenait paraît-il son souffle une fois par heure (6). Enfin, certains maîtres vont jusqu’à retenir le souffle plusieurs jours. Car il n’y a plus besoin de respirer lorsque les vents sont entrés dans le canal central (5).

Les déités

Une étape préliminaire dans certaines écoles consiste à visualiser des déités, ce qui j’imagine permet de prendre conscience du corps illusoire de ces déités pour, de manière réflexive, prendre conscience du caractère illusoire de notre propre corps.

Je pense que cette étape permet aussi de remplacer la sensation du corps physique par un corps énergétique, sur lequel il va ensuite être possible de visualiser les différents canaux (ida, pingala, kundalini), les chakras et les nadis. Car le travail de montée en énergie se fait principalement sur la dimension du corps énergétique, bien plus que sur le corps physique. Par contre, les effets se font sentir, par répercussion, sur le corps physique.

Lien avec les Yoga Sutras

J’ai beaucoup évoqué les Yoga Sutras sur ce site. Et comme j’ai besoin de faire des ponts pour trouver la cohérence et les points communs entre les pratiques, je me suis demandée si le toumo était présent en devenir dans les Yoga sutra.

4 chakras sont cités dans yoga sutra

  • Le chakra du cœur qui apporte la bienveillance et qualités correspondantes (sutra III.24)
  • Le chakra de la Gorge, (en référence au canal de la tortue) qui apporte la stabilité (comme dans le yoga du rêve tibétain) et supprime la faim et soif (comme si le prana seul suffisait à être nourri) (sutras III.31 et 32)
  • Le chakra du nombril : qui apporte la connaissance de la physiologie du corps. (En lien avec le corps subtile, le corps illusoire du toumo probablement) (sutra IIII.30)
  • Le chakra du sommet du crâne, qui apporte la vision des êtres réalisés. Cela est aussi évoqué dans les 6 yogas Naropa (5) (sutra III.33)

Donc les chakras évoqués dans les Yoga-Sutras sont les mêmes que ceux évoqués dans le toumo et le yoga du rêve.

En conclusion

Les différentes écoles (kundalini, toumo, yoga sutras) ont des pratiques similaires quoique différentes et souvent mêmes différentes au sein d’un même courant, selon les traditions ou les enseignants. Il y a une source commune, et c’est en revenant au ressenti primordial, en dépassant les codes culturels qu’on peut selon moi toucher à leur source. Néanmoins, choisir une école avec son formalisme associé fonctionne aussi. Cela a le mérite d’avoir été testé par des générations de pratiquants. Mais il faudra alors prendre le temps de se sentir à l’aise avec le formalisme, pour que le mental ne prenne pas la place du ressenti.

Références

  • Takpo Tashi Namgyal « Les six yogas de Naropa ». Ed Dervy, adapté par Erik Sablé, 2018
  • Swami Satyananda Saraswati; Kundalini tantra, Swam Editions, 200
  • Gleb Mouzroukov Tummo,le yoga de l’éveil et de la chaleur interne, ed Médicis 2013
  • Thubten Yeshe, The bliss of inner fire, Wisdom, 2003
  • Guéshé Kelsang Gyatso, Claire lumière de félicité, Ed Tharpa, 2010
  • https://www.milacenter.paris/ Khenpo Tashi Rinpoche

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